Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 70.djvu/432

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plus long à former qu’en France. Les partisans du service court objectent en vain l’exemple des marins-fusiliers et canonniers. Si le matelot, après quelques mois d’instruction, n’a plus rien à apprendre, c’est que son éducation était déjà faite. La population maritime, à la différence de la population terrestre, se prépare dès l’enfance. Le matelot continue d’exercer sur la flotte le métier auquel il s’est librement voué ; la guerre n’ajoute qu’un péril de plus aux périls accoutumés de son existence. Ajoutons que cette existence, en le tenant soumis aux lois et aux chefs maritimes, lui a rappelé en toute occasion leur autorité et ses devoirs. Qu’il navigue à la pêche ou au commerce, le pavillon des bâtimens de guerre ne lui est pas apparu seulement comme le symbole de la patrie, mais comme une protection. Dans tous les incidens dont la mer est prodigue, le sang-froid, l’habileté des officiers ont eu en lui un témoin. C’est d’eux qu’il tient son métier, puisqu’il leur demande les brevets constatant ses aptitudes ; c’est par leurs soins que sa famille touche, durant ses absences, une part de sa solde et des secours ; c’est par leurs soins qu’il recevra sur ses vieux jours sa pension. Ses chefs lui apparaissent comme des êtres supérieurs, dévoués et justes autant qu’habiles : pour les respecter, les aimer, il n’a pas besoin d’avoir vécu avec eux sur les navires de l’état. Quand il s’y embarque, la seule chose qui manque à ce soldat tout formé est la connaissance des armes.

Combien autre est le conscrit qui rejoint son corps ! Il avait vécu jusque-là, il compte vivre dans l’avenir étranger au métier militaire. Rien de ce qu’il a appris ne lui servira dans l’armée ; rien de ce qu’il apprendra dans l’armée ne lui servira dans la vie civile. L’ordre auquel il obéit lui a d’avance paru la grande épreuve de sa jeunesse, l’obstacle à tous ses projets. Il ne connaît rien des officiers dont il va dépendre, et ces chefs, avant d’avoir sa confiance, lui imposent les idées les plus contraires à celles qui lui ont été données jusque-là. Il sort d’un monde livré à l’instabilité, où les grands succès sont pour l’audace des idées ou de la fortune, où chacun se pique d’être et de rester son maître, il entre dans un monde où toutes les situations sont définies, les rangs superposés d’une manière stable, où les moindres actes sont prévus, tout ordonné ou interdit, où la liberté la plus suspecte est celle de la parole, où la raison supérieure est d’obéir sans raisonner. Si au moment où le soldat franchit le seuil de ce passage silencieux et sombre, il aperçoit à l’autre extrémité la lueur de l’autre issue, il gardera l’œil fixé sur cette clarté libératrice, négligeant de rien voir dans les ténèbres qui l’entourent, et son éducation ne se fera pas. Mais l’homme est incapable d’ajourner au-delà d’une certaine limite son désir d’être heureux. Quand il sait sa captivité