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Alpes au désert africain et du Taurus aux colonnes d’Hercule. Là est le monde, orbis Romanus ; car le monde, c’est-à-dire le théâtre de l’activité humaine, s’est élargi très lentement ; si étroit qu’il fût, à telle date, il se croyait un tout et il ignorait ce qui n’était pas lui. C’est comme puissance méditerranéenne et pour protéger la Provence que Rome a conquis la Gaule. Cette conquête la mettait en communication avec le monde inconnu ; en effet, la Gaule, qui envoie ses fleuves à la Méditerranée, à l’Océan et à la Mer du Nord, formait la transition entre la région civilisée et la région barbare, entre le passé méditerranéen, si je puis dire, et l’avenir européen. Maîtres de la Gaule, les Romains ont fait des incursions sur le terrain de l’avenir, en Grande-Bretagne et en Germanie, mais ils n’y ont rien fondé de durable. Arrivés aux bords du Rhin, ils ont senti la frontière. La vie romaine afflua jusqu’à cette extrémité dans les villes riveraines ou voisines du fleuve, mais elle s’y arrêta. La vraie Gaule romaine est la Gaule méditerranéenne ; Aix en est la capitale, au lieu que Trêves n’a jamais été qu’une capitale d’avant-poste. La Germanie c’était l’inconnu, et ces soldats romains qui, avant d’y entrer, écrivaient leur testament nous font comprendre le sentiment d’horreur que les hommes du Midi éprouvaient devant cet inconnu. Il s’y mêlait même une terreur superstitieuse, semblable à celle que ressentirent les navigateurs du XVe siècle sur les routes inexplorées. Ne parlait-on pas d’une Germania qui s’était dressée devant Drusus pour lui détendre d’aller plus loin ? C’est une force historique redoutable que l’accoutumance. Elle tient les yeux d’un peuple tournés toujours du même côté de l’horizon ; elle limite son action à un certain théâtre ; sa faculté de prévision a de certains dangers. Elle lui fait répéter les mêmes efforts sur les mêmes points. Dans les temps modernes, la France, accoutumée à regarder vers le continent, s’est pendant deux siècles acharnée contre la maison d’Autriche. On n’était point un homme d’état si l’on n’avait point son projet contre la maison d’Autriche. Le mot d’ordre de la politique était d’abaisser la maison d’Autriche. Pendant ce temps-là, les Anglais nous prenaient l’Amérique et l’Inde. Si Rome s’était appliquée à conquérir la Germanie, au temps où elle avait encore la force, qui donc pourrait soutenir que cette conquête lui aurait été impossible ?

La force finit par manquer à Rome, car toute force s’épuise, et il y a une sénilité des états comme des individus. Au IVe siècle, l’empire n’est plus qu’une exploitation savante du monde par le maître du monde. Une seule chose vit, c’est la machine administrative, mais elle vit en tuant. Une foule de misérables font effort pour s’évader de l’engrenage ; tous les refuges leur sont bons, même la