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après que l’empereur romain, retiré à Constantinople, aura laissé l’Occident aux barbares, ceux-ci le poursuivront de leurs dommages, et Charlemagne lui-même sera troublé par le respect des droits de l’empereur.

Au vrai, l’empire n’était pas un ennemi pour les Germains, c’était une carrière. Individus, familles, bandes, peuples y venaient chercher fortune. Tous ne la trouvaient pas, et, comme des émigrans européens débarqués en Amérique pour y chercher de l’or sont condamnés souvent à gagner leur vie dans des métiers infimes, les Germains fournissaient leur contingent aux conditions serviles. Parmi les esclaves et les colons barbares répandus au IVe sièele dans les provinces romaines, dans ces longues files d’hommes arrêtées sur les places des villes, où le propriétaire vient chercher des laboureurs qui moissonneront pour lui et mèneront ses bestiaux au marché, il n’y a pas seulement des prisonniers de guerre, il y a des Germains libres, qui n’ont trouvé d’autre lot que le servage. Mais la milice menait les audacieux à la fortune. Les Germains entrés au service de Rome dès le temps de César s’y sont multipliés, et, cachés d’abord dans les légions, ils les ont remplies. Rome reçoit ceux qui se présentent et pratique le recrutement chez ses vaincus et ses alliés. Elle forme avec ces barbares des colonies, des garnisons et des corps séparés. Leurs chefs, ornés de noms romains, arrivent aux dignités les plus hautes et siègent au sénat revêtus de la toge. Il est aisé de se les figurer sous ce nom et ce costume, raides, gauches, tout pleins de l’orgueil de leur force, mais obséquieux envers le maître et saluant bas.

Comment ces peuples auraient-ils voulu détruire Rome ? Comment auraient-ils même compris l’idée d’une lutte corps à corps de la Germanie contre Rome ? Tacite, il est vrai, ne considère pas seulement la Germanie comme une région habitée par des peuples de même race : il pressent, il devine en elle une force historique. Il décore Arminius du titre de libérateur de la Germanie, et s’écrie, inquiet de cette lutte sans fin et de ces victoires répétées pendant deux siècles : « Deux cents ans ! Qu’il y a longtemps que nous vainquons les Germains ! » Mais ce sentiment d’un Romain tout pénétré de la mélancolie du déclin de Rome, personne ne le pouvait avoir chez les Germains. Le « libérateur de la Germanie » a été puni par les siens de sa victoire, et après qu’il a été assassiné, les peuples qu’il avait unis contre Rome se déchirent les uns les autres. La Germanie était incapable de devenir une nation. Sans doute, après que Rome lui a opposé une barrière et l’a enfermée dans un tefrain déterminé, quelques-uns de ses peuples ont compris la nécessité de se rapprocher les uns des autres, et les institutions primitives