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dans sa terre, qui est belle et vaste, mais ne se prête pas aux expériences. C’est un mélange de prés, de bois et de vignes sur un terrain accidenté, dans un site délicieux. Notre propriétaire ne veut pourtant pas s’y engourdir. Il se lève dès l’aube, visite ses fermiers. Il est à lui-même son propre intendant. Il se couche harassé de fatigue et dort d’un sommeil de plomb. D’où vient cependant qu’avec tant d’exactitude et des occupations si pressantes, il s’ennuie profondément ? Il a beau s’évertuer, il ne saurait prendre intérêt à une aussi plate besogne. Il n’a pas même la ressource des petites jouissances dont ses voisins nourrissent leur désœuvrement. Il ne tire gloire ni de son nom, ni de son château, ni d’un vignoble renommé. Il traite ses inférieurs avec une politesse recherchée, qui passe pour de la froideur. On le respecte, mais on lui préfère tel de ses parens, qui, avec moins de fond, a plus de rondeur et de familiarité. Il n’est vraiment heureux que pendant les heures trop courtes qu’il dérobe à ses tracas pour s’enfermer dans sa bibliothèque. Là, son esprit ouvre ses ailes et prendre l’essor. Du fond de son cabinet il porte sur les affaires publiques des jugemens dont le ton décidé tranche avec sa timidité ordinaire. Ne croyez pas cependant que ce rare esprit renonce à réaliser le bien qu’il rêve. Il a fait de louables efforts pour associer les petits propriétaires voisins dans une entreprise commune. Tous l’écoutèrent en silence et paraissaient approuver du bonnet. Mais quand on alla aux voix, le projet fut rejeté. Cet échec fut très sensible à notre solitaire. Il reprit, la tête basse, son train de vie monotone. Cœur candide, âme trop pure, mal préparée pour agir. Suffit-il donc d’avoir raison ? Combien de pas et de démarches ne faut-il pas au plus honnête homme pour l’aire triompher l’idée la plus simple ! Avant de lancer votre proposition, que n’allâtes-vous visiter chacun en particulier ? Ne pouviez-vous diriger adroitement l’entretien, et tout en parlant de la pluie et du beau temps, étudier du coin de l’œil le point faible de votre interlocuteur ? Le jour de la délibération, vous aviez ville gagnée. Mais s’en rapporter à l’effet d’un argument bien coordonné, croire que l’histoire se fait avec des harangues, comme dans Tite Live, c’est vraiment trop de bonne foi ou trop d’inexpérience. Nous dirons à cet homme, digne d’une meilleure fortune : Déployez vos remarquables facultés sur un autre théâtre. Choisissez les armes, l’administration ou les lettres. La nature nous a créés pour différens rôles, et le vôtre est d’entrer tout droit dans le pays des idées générales, sans passer par la filière des petits moyens et des petites gens. Ce qu’il faut ici, c’est la pratique des hommes ; c’est un tempérament sanguin et gai qui surmonte aisément les dégoûts ; c’est une certaine facilité de commerce, et, comme on dit, de l’entregent ; plus d’audace que de scrupules, de sympathie que de sévérité ; une opiniâtreté à toute épreuve sous