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injustice. Et, après tout cela, si, pendant neuf mois sur douze, votre carrière ou votre fantaisie vous appellent à Paris, ayez le bon sens de n’avoir pas d’ambition locale. Ne maudissez pas une ingrate patrie qui néglige les absens. Vous pouvez être un ingénieur exact, un excellent officier, un diplomate délié : vous ne sauriez devenir, du jour au lendemain, une puissance départementale.

On a hâte de jouir, et on croit acheter tout ensemble : le château, la terre, et les dépendances, c’est-à-dire le prestige territorial. Un de nos députés, voulant liquider son bien, disait à un acquéreur irrésolu : « Prenez ma terre. Je vous la vends peut-être un peu cher, mais vous ne regretterez pas votre argent. C’est mon mandat que je vous cède par-dessus le marché. » Il aurait pu, comme le personnage de Cicéron vendant sa villa, convoquer le ban et l’arrière-ban de ses tenanciers et organiser, sous les yeux de l’acheteur charmé, une petite fête patriarcale. Mais quand le nouveau propriétaire serait accueilli par des démonstrations de joie, des cris, et des salves d’artifice ; quand même le chœur de ses fermiers lui chanterait du matin au soir :


Que de grâce ! que de grandeur !
Ah ! combien monseigneur
Doit être content de lui-même !


il devrait s’attendre à de cruels déboires. Le temps n’est plus où l’on vendait les âmes avec le sol. Laissez passer six mois. Le vent a tourné. L’idylle s’est évanouie. Ces villageois de Berquin ne sont plus, à l’entendre, que des misérables sans foi ni loi. Quel est leur crime après tout ? De lui en avoir donné pour son argent et d’avoir régalé sa vanité de vains hommages. Erreur de jugement, le ton impérieux et cassant de la grande dame : ce petit notaire, qu’elle traite avec un sans-gêne insultant, lui revaudra cher toutes ses courbettes. Erreur encore, la charité dédaigneuse, qui traite les hommes comme les enfans, et pense, avec quelques bonnes paroles, les maintenir dans l’ancienne dépendance. Autre faute, l’air protecteur qui appelle la fermière : bonne femme, et son époux : mon brave. Il faut engager tout ce beau monde à puiser ses notions sur la société moderne autre part que dans le vieux répertoire.

Une difficulté beaucoup plus grave tient à la forme même de notre éducation. Voici un homme excellent, modéré, respectueux des droits d’autrui. Avec une âme fière et maîtresse d’elle-même, de la discrétion, un peu trop de réserve peut-être, il semble né pour de grands emplois. L’incertitude des temps l’a déterminé à se fixer