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gens, de bêtes et de bruit. Les coiffes blanches innombrables, les chapeaux aux formes étranges, les visages fouettés par le vent, l’étalage des marchands forains qui débitent des amulettes religieuses avec des ustensiles domestiques, toute cette animation locale nous reporte au XVe siècle, avant les grands chemins et la politique.

Là vivent assemblés tous ceux de nos hobereaux qui n’ont pas le courage de se faire laboureurs. On trouve parmi eux d’assez grands seigneurs et des noms de très vieille date. Mais la plupart sont tombés dans la médiocrité, et quelquefois dans la misère. Ils se sont fixés dans cette enceinte étroite, et, bien serrés les uns contre les autres, comme leurs vieilles maisons, ils s’étaient réciproquement. Ils vivent chichement, mais avec une certaine dignité, mettent en commun leurs préjugés doublés d’un peu de morgue innocente et se réchauffent au foyer qu’ils alimentent avec les débris du passé. Quoique pauvres, ils ont encore la satisfaction de se sentir respectés, d’abord par bénéfice d’ancienneté, puis parce que, dans leur oisiveté, ils ont conservé l’honneur pointilleux du gentilhomme. Quelques-uns, hélas ! sont tout à fait écroulés. Tel dont le nom figurait aux croisades a été forcé d’accepter un emploi de facteur rural. Tel autre, sous ses pauvres habits, a la physionomie d’un garde champêtre, et devient le régisseur trop scrupuleux de quelque bourgeois enrichi. La plupart ont encore des terres et restent en communion étroite avec les campagnes environnantes. Ils tirent vanité de leur désœuvrement. Une de ces nobles dames, qui végète avec trois ou quatre mille francs de rente, dit, en parlant de millionnaires : « Ce sont des gens de rien ; ils ont travaillé toute leur vie ! » La déchéance, pour eux, commence au travail ; et c’est par là qu’ils se distinguent nettement de la classe bourgeoise, même lorsque celle-ci a la sottise de renier son origine. Naturellement, cette oisiveté nourrit une assez jolie collection des aimables vices pour lesquels l’ancienne société se montrait indulgente : par exemple, un penchant prononcé pour la bouteille ou bien un libertinage d’ordre inférieur. Il y a de petits scandales qu’on se chuchote à l’oreille. Ces vieux péchés ne défigurent pas trop un fond de droiture et de qualités solides. Ils ressemblent aux plantes folles et parasites qui poussent dans les crevasses des vieux murs.

Dans ce nid de hobereaux, quelques familles bourgeoises ont conservé, avec un nom intact, toute la verdeur de leurs opinions voltairiennes. Elles sont aussi entichées de préjugés révolutionnaires que les autres de noblesse, aussi dédaigneuses des subtilités du point d’honneur que M. Poirier lui-même, et cependant pleines de