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forte poigne, compromettent quelquefois par des sorties déplacées la dignité de la robe. Ce qui les indigne particulièrement, ce sont les tentatives d’émancipation de leurs ouailles. Un gardeur de moutons ne serait pas plus étonné de voir ses animaux lui tenir tête. Pour eux, une bonne population est celle qui ne fait pas de résistance. Ils enseignent l’honnêteté, la résignation, la douceur, les bonnes mœurs. Ils ne peuvent prendre sur eux de recommander l’esprit d’entreprise, l’énergie, la fierté, toutes les qualités viriles. Le changement les effraie, soit que l’éducation du séminaire les prépare mal à comprendre leur temps, soit que, dans l’exercice de leur ministère, ils succombent à un certain penchant pour les vertus négatives. Trop souvent ils enveloppent dans la même réprobation l’inquiétude d’esprit et la curiosité, le goût des aventures et celui de l’indépendance, la confiance légitime en soi-même et la présomption. Ils accusent particulièrement le service militaire : « Ah ! monsieur ! quelle plaie d’Egypte ! Nous formons des garçons soumis, respectueux, religieux. Quand ils ont passé sous les drapeaux, on nous renvoie des beaux fils qui ne veulent rien écouter, des jolis cœurs qui tournent la tête aux filles. Ils lisent les journaux, ils parlent politique. Trop heureux s’ils ne méprisent pas la charrue. » Nous répondrions volontiers : « Pasteurs respectables, vous vous trompez. Ce sont là de petits maux pour un grand bien. Si la caserne n’est pas précisément un séminaire, la discipline du drapeau enseigne à connaître et à aimer la pairie. On contracte à l’armée des idées nouvelles : tant mieux ! ce qu’il faut fuir, ce n’est pas la nouveauté, c’est l’erreur. Donnez à vos jeunes gens un jugement droit, une volonté ferme, et laissez-les se débrouiller tout seuls. Votre morale est trop timide ou trop haute. Elle pourrait convenir à un peuple qui n’aurait aucun espoir d’améliorer son sort ici-bas. Aujourd’hui, il faut faire des hommes d’action, parce que chacun porte sa fortune dans ses mains. Vous vous plaignez avec raison du relâchement des mœurs. Qu’arrivera-t-il si les gardiens naturels de la morale publique s’oublient dans le regret du passé ? On marchera sans eux, au grand dommage de toute la communauté. » Voilà ce qu’on pourrait dire à un curé intelligent. Mais crier, s’emporter de part et d’autre, quelle folie ! Comment reprocher à ce protecteur des humbles et des faibles d’avoir une préférence marquée pour l’humilité et la faiblesse ? Combien de pères, qui adorent leurs fils, ne peuvent jamais s’accoutumer à les traiter en hommes faits ? Nos populations rurales sortent à peine de l’enfance ; pendant des siècles, elles n’ont eu d’autre guide que le clergé. Ce vieux maître les voit avec douleur secouer leurs lisières. Mais les émancipés de la veille ont mieux à faire que d’outrager un sentiment si paternel.