Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 70.djvu/371

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

appliquer à des citoyens abstraits sont destinés à rester sur le papier. Donnez aux paysans le moyen de s’enrichir et de s’instruire ; qu’ils n’aient pas besoin d’aller faire leur provision d’idées à la cure, rien de mieux. Mais empêcher que le prêtre ne les aide, se révolter contre la gratitude qu’on lui témoigne, c’est tout simplement absurde. Dans tel de nos hameaux, le curé a tout fait à lui seul. Il a bâti l’église et l’école. On rencontre partout ce petit vieillard alerte, aux joues couperosées, à la physionomie ouverte. Entre deux messes il raisonne d’agriculture et ne croit pas pour cela manquer à ses devoirs religieux. Seulement sa tête faiblit un peu et il est sujet à embrouiller les dates. Il a pris à part le préfet, qui s’était égaré dans ces steppes, et lui a dit d’un air de confidence : « Tout va bien ; nous sommes les princes du pays. » Le préfet a souri ; il venait de disperser les jésuites. Il a pensé sans doute que cette royauté débonnaire, avec son école et son troupeau, servait la cause de la démocratie beaucoup mieux que les rigueurs administratives.

C’est particulièrement sur nos plateaux arides que le clergé garde son autorité. Là, en effet, les châteaux sont clairsemés. Le passage d’un fonctionnaire est chose presque aussi rare aujourd’hui qu’au temps où la reine Berthe filait. Un commis des contributions à cheval, un agent-voyer qui vient en courant vérifier ses routes, la silhouette imposante de deux gendarmes en tournée, telles sont, au cœur de l’Europe civilisée, les manifestations les plus habituelles de la puissance législative et exécutive. Tous les vingt ans à peu près, une affiche blanche apprend aux habitans que le gouvernement a changé ; mais on s’accoutume à tout. On s’aperçoit seulement que l’impôt est plus lourd et le service militaire plus dur. Le curé est la seule autorité qui soit toujours là : on en conclut qu’il est le seul puissant.

Dans plusieurs villages, les curés reçoivent encore en nature le supplément de leurs maigres appointemens. À certaines époques de l’année, ils passent avec leurs charrettes devant les granges et prélèvent sur la récolte une gerbe ou un sac. La Vigie, journal radical du chef-lieu, a plusieurs fois flétri cette coutume en termes énergiques. Selon cette feuille bilieuse, il s’agirait de rétablir sournoisement la dîme. La Vigie s’est alarmée trop vite : presque toutes ces paroisses sont pauvres, et les habitans trouvent, dans les dons en nature, un moyen de faire vivre leur curé sans grever leur budget. Il en est ainsi de beaucoup de grands abus qui alimentent la polémique locale : tout le monde en parle ; de près, ce sont bâtons flottans.

Ces rudes ouvriers de la vigne du Seigneur, au front hâlé, à la