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fauve surpris dans sa bauge. Un peu plus loin, il relève déjà l’échine. Il prévoit et calcule, mais ce sont des calculs d’enfant. Pour entasser quelques sous au fond d’un vieux bas, il retranche sur sa nourriture, au risque d’affaiblir ses forces. Sur son front bas et obstiné, recouvert d’une toison crépue comme la tête d’un taureau, un pli profond révèle l’idée fixe et la volonté indomptable. Plus loin encore, son confrère se redresse tout à fait. Héritier d’une certaine indépendance, il n’est point déformé par un travail trop lourd. Il est simple et robuste, circonspect plutôt que défiant ; jeune, il a une gravité précoce. Quel plaisir de longer les rives abruptes d’un fleuve naissant, assez fort pour frayer son chemin, trop voisin de sa source pour charrier des élémens impurs, encore limpide et sentant la forêt ! Tel apparaît le paysan, au moment unique où l’esprit d’entreprise, qui sommeillait en lui, s’éveille, où son front s’éclaire d’un rayon de soleil levant. Fidèle encore aux mœurs et aux vêtemens de ses pères, étranger aux convoitises, libre et calme dans ses allures, il s’avance d’un mouvement égal, fécondant le sol sur son passage : mais déjà la pente se précipite, le flot se trouble et une attraction invincible l’entraîne vers des destinées nouvelles.


II

La population n’est affranchie nulle part des influences locales, et souvent, quand elle croit s’émanciper, elle ne fait que changer de maître.

Parmi ces influences, la plus ancienne, sinon la plus puissante, est, sans contredit, celle de l’église. L’instinct populaire ne s’y trompe pas : l’histoire d’un village tourne autour de son clocher. Aucun centre de ralliement n’a été à la fois si durable et si universel : c’est, dans nos moindres hameaux, le signe encore visible de l’ancienne unité du monde chrétien d’où est sortie la civilisation européenne. D’autres puissances sont mortes : le château féodal n’offre plus qu’un amas de pierres chancelantes où croît l’œillet sauvage. Il n’en est pas de même des clochers ; non-seulement on conserve ceux qui existent, mais on en construit tous les jours de nouveaux. Allez donc imaginer un village sans clocher ! L’habitude est si forte, que telle petite ville, qui se targue de ne croire ni Dieu ni diable, si elle vient à ouvrir un nouveau quartier, se bâtit une église, ne fût-ce que par vanité. Toute la différence réside dans le luxe de la dépense. Nos fanfaronnades d’incrédulité ne vont qu’à faire le clocher moins pointu, ou à le relever d’assez mauvaise grâce quand il tombe. Les villages libres penseurs se contentent d’une simple tour carrée recouverte en zinc. Ils considèrent qu’en