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foisonne en province, et il ne manque jamais de vous peindre son propre pays comme un repaire de brigands uniquement occupés à se déchirer les uns les autres. Heureusement, un aussi fâcheux pronostic est démenti pur l’aspect laborieux des campagnes et par la face bien nourrie du bourgeois qui vous parle. Tout en décrivant l’état social avec la plume de Hobbes et le pinceau de Salvator Rosa, il boit tranquillement le lait que de farouches conspirateurs lui apportent le matin, et, le soir, il ne cherche pas d’aspic au fond des corbeilles de fruits qui décorent sa table.

Une circonstance contribue beaucoup à assombrir les perspectives des hautes classes sur les paysans, et sur les gens du peuple en général : ils les jugent d’après les échantillons qu’ils ont le plus souvent sous les yeux, à savoir la foule des petits marchands, maraîchers, jardiniers, manœuvres et hommes de peine qui font la navette entre la ville et la campagne. Ce sont eux qu’on voit d’abord en faisant une pointe dans la banlieue. Ils viennent en ville les jours de marché. Leur physionomie est triviale comme la borne au coin d’une place. La plupart des littérateurs ne vont pas plus avant. Ils ont la prétention de nous montrer le fond et le tréfond du paysan, et ne connaissent que le fruitier du coin. Or il faut reconnaître que cette engeance n’est pas aimable. Fournisseurs presque toujours anonymes de la classe supérieure, travaillant de leur mieux à transformer nos écus en gros sous, ils passent leur temps à considérer l’envers du luxe ; et les sentimens peu recommandables qui se développent dans ce petit commerce ne sont pas tempérés par le caractère affectueux des relations. Ils ont les défauts d’une espèce hybride. Ils ne sont ni chair ni poisson, ni ville ni campagne, trop inquiets pour des ruraux, trop rustres pour des citadins. A leurs yeux, tout homme qui ne gratte pas la terre avec ses ongles est un oisif, par suite un inutile. Ils ne lui reconnaissent qu’un mérite, celui de jeter l’argent par les fenêtres, à la condition qu’il se trouve quelqu’un pour le ramasser. Si on vient à leur aide, ils sont d’une candeur d’ingratitude admirable. On juge alors quels trésors de bile s’amassent dans le cœur de ceux dont le travail alimente la jouissance d’autrui. Et, cependant, il entre plus de sotte vanité que de haine raisonnée dans les passions qui fermentent autour de la richesse. Le plus grand grief de ces gens-là, c’est précisément qu’on les tienne à distance. Quelques bonnes paroles opèrent davantage auprès d’eux qu’un bienfait à longueur de bras. Entrez en vous promenant dans une des maisons qui entourent la ville. Jamais on ne vous refusera un abri, s’il pleut ; un morceau de pain, si vous avez faim. Avez-vous été seulement poli, on se dérange pour vous indiquer votre chemin.