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Indépendamment de cette force politique encore considérable, l’action délétère de la démocratie rencontre encore devant elle une force morale très puissante : le sentiment religieux. La grande masse du peuple anglais a conservé ses croyances et y demeure passionnément attachée. Or, à n’envisager les choses qu’au point de vue purement humain, la religion est une grande école de fidélité au devoir et de sacrifice. Quand on s’étonnait devant lui du soin avec lequel il s’enquérait des croyances de ses soldats, Cromwell, qui n’était point un dévot, répondait : « Celui qui prie le mieux est aussi celui qui se bat le mieux. » Un peuple croyant ne se désintéressera jamais des destinées de son pays, et, quelque amolli qu’il puisse être, il aura toujours du sang et de l’or au service de la patrie : seul, le scepticisme conduit à l’indifférence et rend sourd à la voix du patriotisme. Si le jour des grandes épreuves se lève pour l’Angleterre, c’est de la chaire que partiront les appels les plus écoutés au courage et à la constance de ses enfans, et c’est encore par la prière et par un jeûne national que ce peuple s’affermira dans ses résolutions.

N’oublions pas, enfin, parmi les forces qui mettront obstacle à la désintégration de l’empire britannique, le prestige toujours subsistant de la royauté. Celle-ci est chère au peuple anglais, précisément parce qu’elle est à ses yeux le symbole et comme la représentation vivante de l’unité nationale. Partout où l’Anglais portera ses pas et établira ce foyer qui constitue bientôt pour lui la véritable patrie, tout, climat, sol, législation, pourra différer de ce qu’il aura laissé derrière lui ; une seule chose lui apparaîtra, à lui comme à tous ses compatriotes, toujours la même, toujours entourée du même respect et faisant le même appel à un filial souvenir, c’est la vieille royauté britannique. Stuart Mill, que la logique de ses doctrines conduisait au républicanisme, n’a méconnu ni le prestige de la monarchie, ni les services qu’elle rend à l’Angleterre. Et tout récemment encore, au moment où la perspective d’une guerre avec la Russie remplissait tous les cœurs d’une patriotique émotion, un journal radical de Londres écrivait : « L’idéal de l’humanité est que chacun fasse son devoir et jouisse de ses droits sans l’intervention ni des rois, ni des nobles, ni même de la police ; mais jusqu’à l’avènement de cette anarchie millénaire, ce que nous devons conserver le plus précieusement, c’est la monarchie. L’unité de notre pays serait gravement compromise si notre édifice politique n’avait pas la couronne pour clé de voûte. Rien que cette raison utilitaire doit nous rendre partisans résolus de la monarchie. »


CUCHEVAL-CLARIGNY.