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Pour être inévitable, cette révolution est-elle prochaine ? Non, sans doute ; car l’aristocratie, qui est la force vive de la nation, n’a pas dit encore son dernier mot : elle est intelligente, elle est résolue et prompte aux sacrifices, elle défendra énergiquement les institutions et les vieilles traditions du pays. Ce qui a fait l’incurable faiblesse de la noblesse française, ce qui entretenait contre elle les défiances jalouses et l’antipathie de la nation, c’est qu’elle était une caste. On en faisait partie par le hasard de la naissance, en vertu d’un arbre généalogique plus ou moins authentique, sans avoir à justifier d’aucun mérite et d’aucun service, sans être tenu à aucune obligation morale ou matérielle, tandis qu’elle était hermétiquement fermée au reste de la nation. On naissait noble, comme dans l’Inde on naît brahmane ou paria ; on ne le devenait point. L’aristocratie anglaise n’est pas une caste ; elle est un ordre qui n’a point de privilèges, qui est ouvert à tous et qui se recrute incessamment dans toutes les classes de la nation. Un perpétuel mouvement de va-et-vient fait redescendre et confond dans les rangs de la foule les descendans dégénérés d’un grand homme, ou porte en haut de l’échelle sociale le plus humble enfant du peuple, s’il a été un bon serviteur du pays. Le fils cadet d’un lord n’a droit à aucun titre, rien ne le distingue des autres citoyens et son fils sera peut-être, comme on en citerait maint exemple, un simple artisan. Inversement, un petit homme de lettres comme Disraeli, un avocat comme Cairns, un soldat de fortune comme Wolseley, si leur talent, leur savoir ou leurs services les désignent à l’attention de leurs concitoyens et les font élever à la pairie, prennent place aux premiers rangs de l’aristocratie, sans la moindre infériorité vis-à-vis des Stanley, des Percy et des Howard. Il n’est point de mère anglaise qui ne puisse rêver pour son fils une couronne de comte ou de baron. C’est cette accessibilité, cette absence de tout caractère exclusif qui font de l’aristocratie anglaise une sorte d’institution nationale et lui conservent son prestige et sa popularité, en même temps que sa force s’entretient par la continuelle absorption de tous les hommes de valeur. Les radicaux qui se figurent qu’il leur suffirait de supprimer l’hérédité de la pairie pour porter un coup décisif à l’influence des classes dirigeantes se font une grande illusion. Ils ne s’aperçoivent pas que cette influence se fonde surtout sur une perpétuelle intervention dans toutes les manifestations de la vie du peuple anglais : associations de bienfaisance ou d’agrément, fondations utiles, entreprises d’intérêt local, réunions publiques, l’aristocratie anglaise est partout présente parce que partout elle est appelée, et qu’elle n’est ménagère ni de son temps ni de sa bourse.