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Américains qui sont peu scrupuleux quand l’intérêt parle. Dans l’été de 1869, ils conclurent avec la république de Colombie un traité qui donnait aux États-Unis le droit exclusif de creuser un canal interocéanique à travers l’isthme de Darien, au point qui leur conviendrait. La Colombie cédait une bande de terre de six milles de chaque côté du canal ; elle devait recevoir, pendant les dix premières années, 10 pour 100 du produit net, et 25 pour 100 lorsque la dépense de construction serait amortie. Le canal devait être sous le contrôle des États-Unis : la navigation, ouverte à toutes les nations en temps de paix, devait être interdite aux belligérans. Cette convention était en contradiction avec le traité C ! ayton-Bulwer ; elle n’a point donné lieu à des difficultés entre les deux gouvernemens, parce qu’elle est devenue caduque en vertu d’une clause qui imposait l’obligation, sous peine de déchéance, de terminer les études dans les deux années qui suivraient la ratification, et de commencer les travaux avant la cinquième année. L’idée, cependant, n’a jamais été abandonnée. Le général Grant, qui cherchait dans quelque grande position industrielle un dédommagement de la perte du pouvoir, et qui avait mis son nom et sa popularité au service de spéculateurs, a signé de nombreux écrits contre le canal de Panama et a patronné la création d’un canal exclusivement américain à travers le Nicaragua. Il devait être, naturellement, le président, avec un traitement de 100,000 dollars, de la société à constituer. Le calcul des dépenses démontra bien vite l’impossibilité de faire souscrire, en Amérique, le capital nécessaire ; mais ne pouvait-on le faire fournir parle trésor fédéral ? Une entreprise colossale, d’une durée de plusieurs années et entraînant une dépense de plus de 1 milliard, mettrait à la disposition de ses directeurs une multitude d’emplois enviables ; elle serait, entre les mains du parti républicain, un instrument électoral irrésistible comme l’avaient été, sous la première présidence de Grant, les chemins de fer et les grands travaux de la vallée du Mississipi. Cette combinaison fut agréée par les ministres du président Arthur, désireux d’assurer la victoire de leur parti dans l’élection présidentielle. Un obstacle existait : c’était le traité Clayton-Bulwer ; on essaya de le faire disparaître. La révision du traité fut proposée par le ministre des États-Unis à Londres ; le cabinet anglais fit la sourde oreille. Le secrétaire d’état, M. Frelinghuysen, prit alors l’affaire en mains, et il adressa à lord Granville deux longues dépêches où il exposait, avec un singulier mélange d’impudeur et de naïveté, que le traité avait été conclu dans des circonstances très différentes des circonstances actuelles, alors qu’on ne pouvait prévoir le développement que les intérêts américains avaient pris,