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anglaise pourrait encore remonter le Potomac, à supposer que les rives n’en fussent pas hérissées de torpilles, et aller brûler une seconde fois le Capitole ; mais ce succès facile produirait-il aujourd’hui plus d’effet qu’en 1814 ? L’Angleterre ne peut atteindre les États-Unis dans aucune des sources vives de leur prospérité. Une lutte entre les deux peuples exposerait à un blocus et à un bombardement les grands ports américains ; elle déterminerait en Amérique une crise commerciale et financière dont les négocians et les capitalistes anglais subiraient fatalement le contre-coup et souffriraient plus que les Américains eux-mêmes ; et l’Angleterre mettrait comme enjeu, dans cette guerre, son empire canadien, trop faible encore pour se défendre lui-même et qu’elle serait impuissante à protéger. Ce sont ces considérations, évidentes pour tous les hommes d’état anglais, qui ont déterminé le gouvernement britannique à céder aux prétentions des États-Unis, même lorsqu’il avait incontestablement le bon droit de son côté, comme dans la question de l’Orégon et dans celle de l’île San-Juan. Depuis lors, la puissance des États-Unis n’a fait que s’accroître : les Américains connaissent le secret de leur force ; ils savent qu’ils n’ont besoin de faire aucune concession. Chaque fois, en effet, que les intérêts des deux peuples se trouveront en conflit et qu’une collision semblera inévitable, les hommes d’état anglais céderont, et toujours par la même considération : l’inutilité d’une guerre où l’Angleterre ne peut jamais espérer de remporter un avantage décisif.

L’Angleterre a eu une occasion de se soustraire à la fatalité inexorable qui pèsera désormais sur elle : elle l’a laissée échapper. L’élasticité des institutions américaines permet aux États-Unis de s’étendre indéfiniment en englobant des populations de toute race et de toute langue ; l’esclavage seul avait créé entre le Sud et le Nord de l’Union un antagonisme qui semblait irréconciliable. Que la confédération se coupât en deux, elle perdait du même coup l’impénétrabilité qu’elle doit à la continuité de son immense territoire ; les deux nouveaux états avaient à compter l’un avec l’autre et avec les alliés que chacun d’eux pouvait trouver parmi les puissances européennes ; l’avenir de l’Amérique était changé. L’empereur Napoléon III, qui était un rêveur, mais qui était aussi un voyant, se préoccupait des conséquences que l’accroissement indéfini des États-Unis pouvait avoir pour l’Europe ; il cherchait à y mettre obstacle par la création d’un empire au Mexique, et il crut pouvoir compter sur la clairvoyance des hommes d’état anglais. Il leur proposa de reconnaître la qualité de belligérans aux confédérés du Sud, ce qui eût assuré le succès définitif de la rébellion, mais au prix d’une rupture avec le gouvernement de Washington. Le pouvoir était alors aux mains de lord John Russell, qui se faisait gloire d’avoir