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armure, les Achéens accourent de toutes parts ; ils s’extasient sur la taille et la beauté de ce corps gisant sur le sable. Longtemps après, à propos d’un épisode semblable, Hérodote emploie presque les mêmes termes qu’Homère. C’est dans le récit du combat de cavalerie qui précéda la bataille de Platées. On promena devant les lignes le cadavre du général perse Masistios, qui était resté aux mains des Grecs. Les soldats quittent leurs rangs pour regarder le mort de plus près ; « car, dit l’historien, par sa stature et par sa beauté, il méritait d’être vu[1]. » Ailleurs, dans des vers que Tyrtée a repris en les développant, le poète exprime cette idée que tout sied au jeune homme, même d’être couché sur l’arène, après avoir été frappé par la pointe de la lance ; tout ce que l’on voit de lui, jusque dans la mort, a sa beauté. Au contraire, dans les mêmes conditions, le vieillard n’offre à l’œil qu’un spectacle repoussant[2]. Un contemporain de Sophocle n’aurait pas autrement parlé. Cependant cette tendance n’a pas encore d’effet sur les mœurs ; il est indécent pour un homme de se montrer tout nu, ne fût-ce que devant d’autres hommes ; dans la lutte et dans le pugilat, on se ceint soigneusement les reins. Ce fut en 720 que, pour la première fois, un coureur, le Lacédémonien Akanthos, osa, devant la foule des spectateurs, se dépouiller de sa ceinture.

Ce qui, dans l’épopée, est déjà purement grec, c’est le tour, c’est la qualité de l’imagination. Vous voyez bien apparaître encore quelques figures monstrueuses ; c’est Briarée aux cent bras ; c’est Otos et Ephialtès, ces géans, vrais Gargantuas de l’antiquité, qui, à neuf ans, étaient larges de neuf coudées et avaient neuf brasses de haut ; c’est Scyila avec ses douze pieds, ses six cous et ses six têtes, dont chacune est garnie d’une triple rangée de dents. Selon toute apparence, ces êtres singuliers étaient nés dans cette Asie qui aime le difforme et le colossal ; portés sur les ailes du conte populaire, ils étaient arrivés jusque chez les tribus grecques ; et celles-ci les avaient adoptés avec les traits bizarres et tranchés sous lesquels ils s’étaient présentés, traits qui, par leur éttangeté même, avaient frappé trop vivement les esprits pour que le poète y pût rien changer. Ce sont là des exceptions qui ne tirent pas à conséquence. Partout ailleurs, dans la disposition des scènes, dans ce que l’on peut appeler les ensembles, comme dans le tracé de chaque image individuelle, on admire le sens de la mesure et de la proportion, l’élégance et la fermeté de la ligne. C’est déjà, dans toute la force du terme, le goût et l’esprit classique. Le poète a devant les yeux, dessinés avec

  1. Iliade, XXII, 369 ; Hérodote, IX, 25.
  2. Iliade, XXII, 71-76.