Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 70.djvu/324

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

remparts de Troie à ceux du camp achéen. Là, n’eussiez-vous même pas lu le livre de M. Helbig, vous auriez peut-être plus chance d’arriver, après réflexion, à découvrir la vérité. Sans doute, tous ces chars qui roulent dans la plaine vous feraient songer aux champs de bataille de l’Orient, à ceux où les Ramsès et les Assourbunipal poussaient à grand bruit leurs attelages dans les rangs des Khétas ou des Élamites ; mais vous vous apercevriez bientôt que l’armure des combattans n’est pas ici la même que celle des soldats du Pharaon ou du roi de Ninive, qu’elle est plus lourde et qu’elle couvre plus complètement le corps ; dans ces guerriers dont la tête, le torse et les jambes sont cachés sous une carapace de métal, vous devineriez les ancêtres des hoplites grecs, de ces « hommes de bronze » qui donnèrent en Égypte la victoire à Psammétique, et qui, depuis lors, battirent tant de fois les armées des monarques de l’Asie, à Marathon et à Platées, à Cunaxa, à Issus et à Arbèles.

Si, jusque dans l’emploi que fait de la matière cette civilisation naissante, certains traits annoncent déjà la Grèce de l’avenir, celle-ci se révèle bien plus clairement encore, dès que l’on considère les poèmes à un autre point de vue, dès que l’on y cherche ce que sentaient et pensaient les contemporains d’Homère, comment ils comprenaient la vie et la destinée de l’homme. Vous voyez s’indiquer ici toutes les tendances qui s’accuseront dans le développement ultérieur du génie hellénique. Pour n’en citer qu’un exemple très significatif, la beauté physique inspire déjà cette admiration et cet enthousiasme passionné auquel les Grecs devront de devenir les premiers sculpteurs du monde. La poésie d’aucun autre peuple n’offre une figure en qui se personnifie avec autant de force que dans celle d’Hélène le pouvoir fatal de la beauté. Cette émotion et cette sorte d’attendrissement, on ne les éprouvait pas seulement en face de la beauté juvénile, dont la première fleur est susceptible d’éveiller le désir ; on les ressentait encore devant la noblesse des traits du vieillard. Achille admire Priam, la dignité de son port et de son visage ; il éprouve là un sentiment analogue à celui auquel obéirent les Athéniens quand ils ordonnèrent que les plus beaux vieillards prissent part à la procession solennelle des Panathénées comme thallophores, c’est-à-dire en portant à la main un rameau d’olivier[1].

On trouve même dans l’épopée comme les signes avant-coureurs de ce culte de la forme nue qui, plus tard, tiendra tant de place dans la vie grecque. Quand Achille a tué Hector et l’a dépouillé de son

  1. Iliade, XXIV, 631. Sur les vieillards thallophores, voir Michaëlis, Der Parthenon p. 330-331, n. 201-205.