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n’a pas l’occasion de les définir, soit par une épithète caractéristique, soit, de manière indirecte, par quelqu’une des circonstances qui, dans le récit d’un assaut, révéleraient la nature de l’obstacle. Voici pourtant un indice qui nous éclaire. Poséidon s’indigne en voyant se développer dans la plaine le mur et le fossé des Achéens ; il craint que la grandeur de cet ouvrage ne fasse oublier aux hommes les murs qu’Apollon et lui, de leurs mains divines, ont bâtis pour Laomédon[1]. De ce rapprochement ne résulte-t-il pas qu’Homère se représente les deux enceintes, celle des Grecs et celle de Troie, comme à peu près pareilles ? Supposez que, dans la contrée où il vivait, les villes de quelque importance aient été entourées de murailles en pierre brute ou en pierre taillée ; il ne lui serait même pas venu à l’esprit d’établir cette comparaison entre une fortification de campagne et l’une de ces puissantes et indestructibles enceintes dont nous admirons encore les restes, au flanc des grises collines de l’Argolide.

Une dernière observation confirme nos conjectures. On se rappelle, dans l’Odyssée, cette ville de Scheria, où habitent les Phéaciens ; ceux-ci sont les plus industrieux et les plus riches des hommes, un peuple de magiciens, dont les navires, dépourvus de gouvernail, vont droit au but, dirigés non par la main, mais par la secrète pensée du pilote. Scheria est donc une île enchantée, une sorte d’eldorado ; dans le tableau qu’il trace de la joyeuse existence que l’on y mène, le poète n’a rien oublié de ce qui, pour ses contemporains, fait le charme et la sécurité de la vie ; aux élémens que lui fournissent ses souvenirs il ajoute certains traits, comme celui de ces barques fées, qu’il tire de son imagination. Si, à cette époque, chez les tribus ioniennes qui ont eu la primeur des chants épiques, toute ville populeuse et prospère s’était donné le luxe d’un mur de pierre, le poète n’en aurait pas refusé un à sa cité des merveilles ; il l’aurait fait plus large et plus haut qu’aucune des murailles qu’il avait vues ; et il l’aurait décrit avec la même complaisance que le palais d’Alcinoos, en insistant sur la grandeur des matériaux et sur la beauté de l’appareil, sur cette apparence de difficulté vaincue qui, plus tard, faisait attribuer aux Cyclopes, ces ouvriers divins, l’érection des enceintes de Mycènes et de Tirynthe. Rien de pareil dans l’Odyssée ! il y est seulement dit qu’Ulysse, entrant dans la ville, « admirait les murs longs, élevés, garnis de pieux pointus par le bout[2] ! » Il ne peut s’agir ici que d’un rempart en terre, sur la crête duquel auraient été plantés des chevaux de frise.

  1. Iliade, VII, 445-453.
  2. Odyssée, VII, 41-45. C’est là le sens exact du mot σϰόλοψ (skolops), d’après les lexicographes anciens.