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Musset. Vos souffrances, leur disaient-ils, et nous aussi, nous les avons connues, mais nous n’en avons pas mené ce bruit et ce tapage ! On nous a trompés, et nous n’avons pas mis nos amours en vers ! Nous avons eu des malheurs en ménage, et nous n’en fîmes point des romans. Que signifient tous ces grands cris ? et que nous veulent toutes ces invectives ? Si nous ne les poussons pas, pourquoi les poussez-vous ? et de quoi vous plaignez-vous, puisque vous voyez bien que nous le supportons ? Êtes-vous d’une autre espèce ? avez-vous le crâne fait d’autre sorte ? Sommes-nous hommes comme vous ? et quel droit avez-vous d’être vous ? C’est à peu près les étranges questions que M. Dionys Ordinaire et M. Francisque Sarcey renouvellent à nos pessimistes. « Avez-vous vécu ? leur demandent-ils ; avez-vous eu seulement le temps de souffrir ? Savez-vous d’expérience ce que c’est que les trahisons du cœur et les détachemens de l’amitié ? » S’ils le savaient pourtant ; ces expériences, s’ils les avaient faites ; et ce temps de souffrir, s’ils l’avaient trouvé, que resterait-il de cette belle apostrophe ? Mais surtout si cette sensibilité maladive, que vous leur conseillez de traiter par les douches et le fer, était peut-être aussi celle qui les rend artistes, en les faisant vibrer aux impressions que vous ne ressentez pas, de quel droit, à votre tour, au nom de quel principe ou de quelle esthétique pourriez-vous bien la leur reprocher ? Car c’est là qu’il en faut venir. Certainement M. Paul Bourget et M. Guy de Maupassant sont encore loin de leurs aînés et de leurs maîtres ; leurs vers, qui ne valent pas encore ceux de Musset, ne les vaudront jamais (ils ne sont plus assez jeunes) ; et leur prose ne vaut pas celle de George Sand, la belle et l’éloquente prose de Valentine ou de Mauprat ; mais, tels quels, cette prose et ces vers ne laissent pas d’avoir leur prix, et pourront quelque jour en avoir davantage. Ne leur en demandons pas plus, et en tous cas, quelles que soient leurs doctrines et leurs œuvres, ne jugeons pus de leurs œuvres par leurs doctrines, mais de leurs doctrines par leurs œuvres. Souvenons-nous que, s’il y a sans doute un art clair, lumineux et serein, il y en a un aussi moins reposant, plus trouble et tourmenté, mais qui ne laisse pas d’être de l’art. Et reprochons-leur, si l’on veut, de n’avoir pas jusqu’ici poussé d’assez beaux cris, mais ne leur reprochons ni leurs cris ni leurs lamentations. C’est leur talent, et c’est de l’art ; et pour moi, qui suis féroce, — il faut l’avouer en terminant, — Manfred et René, Werther et Adolphe, les Nuits et Lélia, les cris que la douleur arrache à mes semblables m’ont procuré quelques-unes de mes joies littéraires les plus pures. Est-ce peut-être un réveil en moi de ce que M. Bourget appellerait « l’animalité primitive ? »


F. BRUNETIERE.