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Ceux qui s’imaginent que la politique révolutionnaire, comme une aventurière qui dérange un heureux ménage, a porté le trouble dans une Europe régulièrement constituée, société d’états et d’assurance mutuelle où toutes les monarchies se sentaient solidairement responsables, où régnaient l’ordre, le respect des traités et des bienséances, une inviolable fidélité à la foi jurée, se trompent comme à plaisir, ou tout au moins ils confondent les temps. Ce n’est qu’après la chute de Napoléon et pour justifier le renversement de l’usurpateur que les souverains s’avisèrent de poser la légitimité en principe. La révolution avait eu des doctrines et des dogmes, ils voulurent en avoir à leur tour ; ils poussèrent même la condescendance jusqu’à reconnaître aux nations des intérêts et des droits qu’ils accordaient tant bien que mal avec les prérogatives de l’autel et du trône. Ils se sont bien vite lassés de cette comédie, ils sont rentrés dans leur vrai naturel, ils ont prouvé que les rois les plus légitimes n’ont d’autre règle de conduite que la raison d’état. Des événemens tout récens en font foi.

Pour se convaincre que la soi-disant « république chrétienne » était une maison fort suspecte, où se passaient des choses qui n’arrivent d’ordinaire que dans les bois ou dans les cavernes, il suffit de se remettre en mémoire la guerre de succession d’Autriche, l’invasion de la Silésie, toute l’histoire du XVIIIe siècle, ou de lire le lumineux résumé qu’en donne M. Sorel. Le droit des gens n’existait que dans les livres, dans les traités de Pufendorf, de Grotius et de Burlamaqui ; on y cherchait l’idée de la justice, a dit un philosophe, comme on se procure le portrait d’une personne illustre qu’on ne peut voir. On avait mis à la place de la politique, selon le mot d’Alberoni, « le caprice de quelques individus qui, sans rime ni raison, coupaient et rognaient des états et des royaumes, comme s’ils étaient des fromages de Hollande. » L’incertitude des successions et des titres les plus avérés, le cynisme des chicanes et l’effronterie des marchandages, les ingérences que rien ne justifie, les détrônemens, les régicides, les démembremens, voilà les exemples qu’avait donnés l’Europe à la révolution.

C’est en ce temps que fleurit dans tout l’éclat de sa sinistre beauté le fameux « système copartageant, » qui, comme l’a dit M. Sorel, passe dans l’usage des chancelleries, en attendant qu’il ait son article dans les répertoires de diplomatie, avec ses maximes, ses définitions, sa casuistique, sa jurisprudence, sa procédure, ses formules et même son argot, il est entendu que le partage du bien d’autrui devient un acte de haute et religieuse justice pourvu que les associés touchent des parts rigoureusement égales, pourvu que les lots soient calculés non-seulement d’après la quotité de la population, mais d’après son espèce et sa qualité. Il faut aussi que des nantissemens d’hypothèque réelle garantissent l’exécution du marché ; on stipule des trocs pour