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naturels, ces instincts, ces préjugés transmis sans lesquels il n’y a pas de peuples. Comme les enfans dont on bat la mère, ils ressentirent un amour furieux pour cette France qu’on outrageait et qu’on voulait leur prendre, pour cette France que leurs rois avaient faite province après province, motte après motte. La passion pour une idée se joignant à l’enthousiasme patriotique et ces deux flammes se surchauffant l’une l’autre, les cœurs s’embrasèrent et on put croire que la température de l’âme humaine avait brusquement changé.

Ces cosmopolites redeviennent de vrais Français. Leurs actions, leur langage, la sagesse qui se mêle à leurs emportemens, leurs vertus, leurs erreurs, leurs vices, leur façon de raisonner et de déraisonner, tout témoigne de l’éducation qu’ils ont reçue ; ils sont tels que les siècles les ont façonnés. La France était le pays où s’était réalisée dans sa plénitude l’idée de la souveraineté politique s’incarnant dans un homme. Cette volonté générale qu’on met à la place des rois, on lui confère l’omnipotence, on lui permet tous les orgueils et tous les caprices, et des rebelles qui s’étaient juré de ne plus obéir à personne étonnent le monde par des prodiges de soumission. Sacrifiant tout à la loi suprême du salut public, on les voit aussi employer à l’égard de ceux qu’ils soupçonnent de tramer des complots contre la nouvelle France quelques-uns des procédés d’inquisition ou de répression dont usait le roi très chrétien contre l’hérésie et les hérétiques. Par une inspiration plus heureuse, ces novateurs qui se flattaient de légiférer pour l’univers feront un code civil où le droit romain se trouvera concilié par d’habiles tempéramens avec l’esprit des coutumes nationales, et ce code, élaboré dans des comités où les fous sont en nombre, sera un chef-d’œuvre de bon sens ; moyennant quelques corrections, quelques amendemens, n s’accommodera si bien à notre caractère et à nos mœurs et nous deviendra si cher que personne n’osera plus y toucher.

Nos révolutionnaires ne croyaient qu’aux idées abstraites ; ils finirent pourtant par s’apercevoir que les abstractions sont des ombres, des fantômes, que la seule manière de les faire vivre était de leur infuser en abondance du vieux sang français. Étrange chose qu’un peuple qui semble avoir pris en horreur son passé et que son passé ressaisit malgré lui, qui aspire à en finir avec son histoire et qui se sent son prisonnier, qui veut rompre avec ses traditions et à qui ses traditions s’imposent, qui aspire à tout changer jusqu’au calendrier et qui sans le savoir mêle les redites aux nouveautés et chante une nouvelle chanson sur l’air que lui ont appris ses ancêtres qu’il renie ! Que Richelieu, que Louis XIV lui-même reviennent au monde, ils ne tarderont pas à découvrir que la farouche assemblée qui a fait tomber la tête de Louis Capet n’est pas Bans avoir avec eux quelque ressemblance de famille, qu’elle sait s’approprier leurs gestes, leur visage, leurs sourcils, leur