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cette grande crise la nation française n’a changé ni de tempérament ni de caractère, qu’elle s’est appliquée presque à son insu à concilier avec ses traditions séculaires les nouveautés qui la séduisaient, qu’il est dans son génie de se révolter pour conquérir l’impossible et de s’apaiser dès que le raisonnable lui parait certain ; qu’à la fin du siècle dernier, elle a poursuivi avec véhémence des résultats très modérés ; que, faute de réforme royale, elle renversa la royauté ; que, la royauté renversée, elle subsista telle qu’on l’avait faite, conservant les règles de conduite et les habitudes d’esprit qu’elle tenait de ses rois. « L’omnipotence de l’état avait conduit aux abus qui ruinaient le gouvernement ; mais, par cela même que l’état absorbait la patrie, la nation sentit qu’en se dissolvant elle s’anéantissait elle-même, et elle se rassembla. La passion de l’unité, constamment développée par l’ancien régime, la sauva de ses propres excès… La révolution se faisait pour assurer aux Français la libre jouissance de la terre de France ; l’invasion étrangère se faisait pour détruire la révolution, démembrer la France et assujettir les Français. Ils identifièrent tout naturellement l’amour de la France avec l’amour de la révolution, comme ils l’avaient identifié avec l’amour du roi. Le vieux patriotisme se réveilla dans les cœurs aussi simple, aussi vivant, aussi fort et efficace qu’aux temps de la guerre des Anglais et des grands désastres de la fin de Louis XIV. »

Si la révolution française n’a pas été un événement miraculeux, il faut reconnaître qu’elle eut un caractère tout particulier, qui s’explique par ses origines. Elle avait été préparée par des philosophes à la fois sceptiques et candides, lesquels, remettant tout en question, se croyaient de force à tout reconstruire et joignaient au doute l’enthousiasme, au mépris de ce qui était le rêve d’autre chose et la joie des grandes espérances. Comme l’a si bien montré M. Taine, elle ne fut que la mise en pratique d’une doctrine qui combattait, au nom de la raison abstraite, tous les préjugés héréditaires, sans s’inquiéter si les sociétés peuvent vivre sans préjugés, et qui, « fermant les yeux sur l’homme réel, tirait de son magasin de notions courantes la notion de l’homme en général et bâtissait là-dessus dans les espaces[1]. » Si haut qu’on remonte dans l’histoire, on n’y aperçoit guère de révolutions qui ressemblent à la nôtre. On voit se révolter des peuples conquis dont le conquérant a poussé la patience à bout ; on en voit d’autres qui, inquiétés dans leurs franchises ou molestés dans leurs croyances, aspirent à recouvrer un bonheur perdu dont ils n’avaient peut-être jamais joui. Le regret a ses illusions comme l’espérance. Que voulaient les Belges et les Hollandais quand ils se révoltèrent en 1787 ? Les uns et les autres défendaient leurs libertés nationales contre des princes qui affectaient le pouvoir absolu.

  1. Les Origines de la France contemporaine, par H. Taine, t. I, p. 279.