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pas faire rire le public. Bien au contraire. Son Général Joubert est véritablement très beau de mouvement, de vie et d’expression. Il marche, le fusil à la main, tournant la tête pour appeler ses soldats, dans une attitude héroïque. Il y a en lui je ne sais quoi de vrai et d’original à la fois qui nous remet involontairement en mémoire ces grandes et glorieuses guerres où, selon une expression célèbre, nos chefs militaires avaient « domestiqué la victoire. »

Hélas ! ce n’est pas à la conquête victorieuse que courent les braves soldats qui contournent, dans l’envoi de M. Croisy, le soubassement d’un monument destiné à être érigé à la mémoire de la deuxième armée de la Loire et de son chef, Chanzy ; c’est à la défense sacrée qu’ils veillent, et comme ils font bien leur devoir, comme ils conservent jusque dans la mort l’enthousiasme de la patrie et la haine sainte du vainqueur ! M. Croisy a été heureusement inspiré par d’aussi nobles souvenirs. Les figures qu’il a sculptées sont bien celles de nos soldats improvisés. Enfans la veille, héros le lendemain, familiers avec la mort, ils la voient sans émoi faire rage autour d’eux. Ils visent une dernière fois l’ennemi et font feu en rendant l’âme. Ce dont nous savons particulièrement gré à l’artiste, c’est d’avoir réuni une troupe d’hommes dont les attitudes ne sont pas seulement diverses et dissemblables, mais dont les visages sont différens. Quand on a dû se résigner à constater, en maintes occasions, à quel point les artistes peintres et sculpteurs ont perdu l’habitude de rencontrer, et même de rechercher la variété des types qui seule peut donner l’illusion de la vie ; quand plus d’une fois on a été réduit à contempler avec dépit une série de personnages de tous âges, et quelquefois même de tous sexes, se présentant tous dans le même ouvrage avec un visage identique, chargés qu’ils sont de représenter les sentimens les plus contradictoires, on est bien forcé de reconnaître que la variété est, de toutes les qualités, sinon la plus élevée, du moins la plus rarement atteinte. — En récompense d’un effort aussi considérable et souvent aussi heureux, M. Croisv méritait une médaille, il l’a obtenue. M. Daillion a été médaillé également pour son Réveil d’Adam. Le succès de ce magnifique morceau d’école prouve à quel point le public est moins étranger qu’on n’imagine généralement aux séductions du grand art. L’Adam de M. Daillion ne s’était pas toujours réveillé dans le palais des Champs-Elysées. Il fréquente depuis plusieurs siècles le plafond de la chapelle Sixtine, mais il a suffi au jeune artiste de s’inspirer d’un chef-d’œuvre, de nous donner en sculpture une interprétation magistrale et libre de la peinture de Michel-Ange, pour rencontrer tous les suffrages et pour enlever les plus hautes récompenses.