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On pourrait dire encore que c’est une mémoire confiée par les centres supérieurs aux centres inférieurs, qui ont reçu peu à peu l’éducation nécessaire et sur lesquels le moi s’est déchargé de son travail.

En somme, c’est toujours l’émotion résultant de l’appétit qui est le premier ressort, le primum movens ; l’intelligence en est le substitut progressif et l’abréviation. La mémoire intellectuelle est un ensemble de signes au moyen desquels la conscience arrive à renouveler les idées par leurs contours sans renouveler les émotions et efforts qui en faisaient primitivement le fond. Quant à l’habitude et à l’instinct, ils sont un automatisme façonné peu à peu par la sensibilité même, par l’intelligence, par la volonté, pour les suppléer et accomplir sans effort ou faire accomplir par d’autres le même travail qui avait exigé un effort propre. La loi d’économie ou de moindre dépense n’est que la loi de moindre peine et de plus grand plaisir. C’est en vertu de cette loi que la nature tend à un minimum de complication, que la conscience distincte abandonne progressivement tous les phénomènes physiologiques où elle ne peut plus être d’aucun usage, que la mémoire enfin tend à devenir automatisme.

En faut-il de nouveau conclure, avec MM. Maudsley et Ribot, que la conscience est elle-même une forme superficielle, sans efficacité propre ? — Mais, répondrons-nous, puisque la sélection naturelle élimine le facteur de la conscience là où il est inutile, c’est donc qu’il sert parfois à quelque chose, c’est qu’il a ses momens d’utilité, d’activité, d’efficacité, c’est qu’il fait partie des forces qui concourent à produire le développement de la vie[1]. Bien plus, la conscience ne s’élimine sous un mode, tel que l’effort volontaire ou l’intelligence réfléchie, l’émotion pénible ou même agréable, que pour subsister sous un autre mode plus fondamental, comme l’appétit, le sentiment immédiat de la vie, le bien-être continu et indistinct : la conscience n’a pas pour cela entièrement disparu.

  1. Dans son livre le plus récent, sur les Maladies de la personnalité, M. Ribot a lui-même rectifié et adouci sa pensée. Tout en maintenant que « chaque état de conscience, pris en lui-même, n’est qu’une lumière sans efficacité, la simple révélation d’un travail inconscient, » il ajoute : « Au seul point de vue de la survivance du plus apte, l’apparition de la conscience sur la terre a été un fait capital. Par elle, l’expérience, c’est-à-dire une adaptation d’ordre supérieur, a été possible pour l’animal… Il est vraisemblable que la conscience s’est produite comme toute autre manifestation vitale, d’abord sous une forme rudimentaire et, en apparence, sans grande efficacité. Mais, dès qu’elle a été capable de laisser un résidu, de constituer dans l’animal une mémoire au sens psychique, qui a capitalisé son passé au profit de son avenir, une chance nouvelle de survie s’est produite. À l’adaptation inconsciente, aveugle, accidentelle, dépendante des circonstances, s’est ajout de une adaptation consciente, suivie, dépendante de l’animal, plus sûre et plus rapide que l’autre : elle a abrégé le travail de la sélection. »