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j’y ai généralement trouvé la confirmation de cette conjecture que j’avais déjà rêvé quelque chose d’analogue. » Goethe, qui nous raconte dans le détail sa première enfance, soupçonne lui-même qu’il a bien pu rêver parfois ce dont il croit se souvenir. La mémoire a donc ses spectres et ses revenans, qui lui viennent du monde vaporeux des songes. Qui sait même si, comme le croyait Platon et comme un darwiniste serait porté à le soutenir, nous n’avons pas parfois des réminiscences d’une expérience antérieure à notre naissance, et conséquemment ancestrale ?

On déterminera peut-être un jour, dit M. James Sully, ce que l’expérience de nos ancêtres est au juste capable de nous fournir, si ce sont des tendances mentales vagues, ou des idées presque définies. Si, par exemple, on constatait qu’un enfant qui appartient à une famille de marins et qui n’a jamais vu la mer aux sombres reflets, qui même n’en a jamais entendu parler, manifeste le sentiment de reconnaissance au moment où il la contemple pour la première fois, nous pourrions conclure à peu près sûrement qu’il y a là quelque chose comme un souvenir des événemens antérieurs à la naissance. Quand le petit enfant fixe les yeux pour la première fois sur le visage humain, qui sait s’il n’éprouve pas le vague sentiment d’une chose qui n’est pas absolument nouvelle et qu’il a vue comme dans un songe ? Mais tant que nous ne posséderons pas de documens précis sur ces points, il semble plus sage de rapporter les souvenirs nuageux qui hantent parfois l’esprit à des faits rentrant dans l’expérience personnelle de l’individu. En tout cas, si la mémoire a une véritable certitude quand elle est « fraîche, » elle se perd dans le lointain du temps et vient se fondre avec le rêve comme la mer à l’horizon se fond avec le ciel.


V

Quelles conclusions peut-on tirer de l’étude qui précède sur le fond dernier de la mémoire, sur les divers degrés de son évolution dans le passé et même dans l’avenir ? — La mémoire nous a paru tout ensemble un automatisme et une fonction du désir. C’est, en résumé, parce que les idées enveloppent des appétits plus ou moins consciens, parce qu’elles sont des sensations tendant à des mouvemens déterminés, en un mot des forces, qu’elles peuvent être non-seulement conservées et reproduites, mais encore reconnues. Reconnaître, c’est juger, comparer, projeter les choses à l’extérieur, dans l’espace et dans le temps ; or c’est la tendance au mouvement, inhérente à toute image, qui lui donne cette force de