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que cet élément dynamique est visible ; la souffrance ou appétit contrarié est la conscience d’une opposition entre deux forces : là est le vrai germe du sentiment de la différence. Cet élément dynamique, selon nous, existe jusque dans les représentations les plus abstraites et contribue à faire de toute idée une idée-force. Enfin, c’est ce même élément qui rend le souvenir possible. Par exemple, tant qu’un objet nous fait jouir ou souffrir, agit sur nous, la sensation subsiste avec une vivacité continue ; à chaque moment, l’image du plaisir déjà éprouvé et le plaisir nouveau coïncident ; quand, au contraire, l’objet cesse d’agir, il ne reste plus qu’une représentation de plaisir qui, par l’intensité, demeure au-dessous de notre attente ; le senti ne coïncide plus avec l’imaginé. Nous sommes donc comme si nous voulions prendre un point d’appui sur un objet qui s’affaisse. C’est ce qui établit entre l’image du plaisir et la réalité du plaisir une différence, et cette différence est appréciable pour la conscience par son caractère même de discontinuité, de contraste : elle enveloppe un sentiment de contrariété, parce que le réel résiste à notre désir et ne s’y adapte plus. Les animaux inférieurs ne connaissent sans doute pas d’autres différences que celle du plaisir et de la peine, de l’activité aidée et de l’activité contrariée : ce contraste primitif est le premier moment de la mémoire, moment d’antithèse, où la conscience ne retrouve pas, ne reconnaît pas ce qu’elle avait éprouvé.

Le second moment est au contraire celui où elle reconnaît, et il a lieu lorsqu’au sentiment de différence succède celui de similitude. Dans ce second sentiment, nous trouvons encore un caractère d’activité qui nous parait trop méconnu. D’un semblable à l’autre il y a transition facile pour notre activité intellectuelle, sans choc, sans résistance ; l’accommodation se fait toute seule, la première idée s’adapte à l’autre sans effort : la ressemblance, c’est une facilité de représentation et d’ajustement qui fait que l’objet remplit notre attente. Quand je parcours un champ de neige, l’image affaiblie de ce que je viens de voir persiste à côté de chaque sensation actuelle ; de plus, entre l’image et la sensation, il y a une réciprocité d’adaptation telle que mon attente n’est jamais trompée. Je reconnais ce que j’attendais : je n’ai aucun choc intérieur, aucune résistance à vaincre. C’est ce qui fait que la vue des semblables est une harmonie et un plaisir : ma pensée trouve dans la réalité une aide. A l’origine, le sentiment de la ressemblance était enveloppé dans la satisfaction de l’appétit : l’enfant qui aspire le lait maternel, à chaque aspiration, sent la coïncidence de la sensation nouvelle avec l’image de la sensation passée ; son imagination se remplit, pour ainsi dire, de la même manière que sa bouche : on peut dire qu’ainsi il reconnaît le plaisir déjà éprouvé