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Cette première difficulté levée, c’est, selon nous, dans la nature de la sensibilité et de l’activité qu’on doit chercher les raisons les plus profondes de la troisième fonction du souvenir. C’est par son rapport à la sensibilité et à l’activité motrice que chaque représentation, chaque idée est une force, et c’est parce qu’elle est une force qu’elle peut, nous allons le voir, produire la conscience du temps. D’abord, la sensibilité a joué, dans cette conscience du temps, un rôle qui n’a pas été assez remarqué. Le fond même de la vie est l’appétit, et l’appétit enveloppe simultanément le germe d’une prévision et d’une mémoire. Avoir faim, c’est à la fois sentir la peine présente, retenir l’image du plaisir passé, pressentir le plaisir futur : tout animal porte déjà le temps dans le plus humble de ses appétits, qui attend sa propre satisfaction. Quand j’ai une vive sensation de faim, l’image-souvenir de la nourriture prise se distingue fort bien de l’image-attente de la nourriture à prendre : il y a dans celle-ci une tendance au mouvement, une force impulsive et motrice qui n’existe nullement dans l’autre. Au moment même où je satisfais ma faim, je discerne le malaise, qui diminue de force, et le bien-être, qui augmente de force. En général, je discerne la sensation croissante et la sensation évanouissante, parce que les images des sensations successives, les unes de plus en plus vives, les autres de plus en plus faibles, subsistent simultanément dans ma conscience en formant des séries inverses. C’est l’équivalent d’une file de lumières de plus en plus éloignées ou rapprochées. En vertu d’un phénomène de perspective intérieure, toutes mes sensations ou images se disposent d’elles-mêmes en un certain ordre ; c’est une ligne idéale dont la sensation la plus forte occupe un point et dont les moins intenses occupent les autres points, avec des caractères différens selon qu’elles sont une attente impulsive ou un résidu passif ; — ligne indéfinie dont une partie semble fuir derrière nous et l’autre devant nous. Une fois que cette sorte de cadre unilinéaire s’est établi dans le cerveau, tous les événemens intérieurs viennent spontanément y prendre place : le passage perpétuel du passé au présent et du présent à l’avenir est pour la conscience un son filé qui s’enfle, éclate et diminue. C’est donc des résidus laissés dans la conscience par la succession combinée avec l’intensité que se tire la représentation du temps. Supposez que je regarde un phare tournant qui ramène à intervalles réguliers un feu blanc et un feu rouge. Au bout de plusieurs tours, il y aura à la fois, dans un même état général de conscience, une image faible du rouge à l’état évanouissant, une image vive du blanc, et une image faible du rouge à l’état naissant. J’aurai donc à la fois trois degrés et trois espèces de représentations différemment orientées,