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prévois l’éclipse, c’est que l’ensemble des circonstances est tout entier tourné vers l’avenir. Ce mécanisme est analogue à celui de la vision, qui, une fois habituel ou instinctif, nous fait reconnaître du premier coup la situation et la distance des objets dans l’espace.

Il y a beaucoup de vérité dans cette théorie. M. Ribot en conclut avec raison que la mémoire est une vision dans le temps, une projection dans le temps, comme la vision est une projection dans l’espace. De même que cette dernière projection est, au fond, une illusion intérieure répondant d’ordinaire à une réalité extérieure, de même la mémoire est une illusion qui nous fait croire que nous voyons un fait à tel moment dans le passé, et cette vue intérieure, d’ordinaire, correspond effectivement à la place approximative de ce fait. La mémoire, elle aussi, est une « hallucination vraie. »

On pourrait signaler encore d’autres analogies entre la vision dans le temps et la vision dans l’espace. Nous avons beau oublier une multitude infinie de choses, quand nous jetons les yeux en arrière, nous ne voyons point de lacune dans la continuité de notre vie consciente ; pourquoi ? C’est que nous comblons vaguement ces lacunes avec des faits de conscience analogues aux faits habituels. De même que l’œil n’aperçoit point de lacune dans cette partie du champ de la vision qui correspond au punctum cœcum de la rétine, mais prolonge son impression sur toute la surface, de même la mémoire ne voit point de lacunes dans le passé, mais transporte les images de sa vie consciente sur chacun des intervalles réellement oubliés. Enfin, par l’hérédité, le mécanisme de la mémoire se perfectionne comme celui de la vue et se transmet de génération en génération. Nous naissons avec une aptitude naturelle pour distinguer les souvenirs des perceptions et pour les localiser, comme le poulet sorti de l’œuf montre une aptitude native à se diriger dans l’espace vers sa nourriture, dès que son œil l’aperçoit pour la première fois.

Toutefois, quelque vérité que contiennent les explications qui précèdent, elles ne nous semblent pas à elles seules suffisantes. En effet, il faut préalablement accordera MM. Taine et Ribot que, si une sensation a de fait une durée, nous avons par cela même, nous, conscience de cette durée ; que, si elle forme en réalité une série de sensations, nous avons conscience de la série et non pas seulement de chaque sensation isolée ; que, si une sensation a réellement un bout postérieur et un bout antérieur, nous avons du même coup conscience de cette antériorité dans le temps et de cette postériorité ; enfin que, si une représentation présente ressemble à une sensation passée, nous avons conscience de cette ressemblance, nous reconnaissons la sensation passée dans la représentation présente. Bref, il faut accorder au préalable presque tout ce qui est en