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suivi sa rupture avec la religion. Sans accepter une autorité, elle se soumit derechef à une discipline mentale. Au fond, elle était moins faite que qui que ce soit au monde pour s’en passer. Elle avait un trop grand besoin de s’appuyer. Sa forte éducation protestante avait été impuissante à lui donner la vigueur nécessaire pour porter seule « le poids de ce monde inintelligible (Lettre ; fin 1844) » et celui de nos responsabilités envers les autres et envers nous-mêmes. Il lui aurait fallu, au sortir de Griff, un de ces directeurs spirituels qui firent la gloire du clergé catholique français au XVIIe siècle. L’influence de Comte ne se trouva pas en désaccord avec le besoin intime de son âme. Comte n’aimait pas le protestantisme, mais il reconnaissait les services que l’église romaine avait rendus à l’humanité, ne fût-ce qu’à titre transitoire. George Eliot se mit à suivre les cérémonies du culte catholique. Il serait puéril de chercher à deviner ce qui serait advenu si elle n’était pas morte si tôt après Lewes, iconoclaste endurci et militant, mais nous devions indiquer la teinte catholique de plus en plus prononcée de l’âge mûr.

L’été de 1878 fut particulièrement mauvais pour Lewes, dont la santé était ruinée, et pour sa compagne, qui n’était guère plus robuste. Les beaux jours d’automne amenèrent un mieux pour tous deux, mais, vers la mi-novembre, Lewes fit une imprudence, prit froid et tomba gravement malade. Il mourut le 28 du même mois. L’Angleterre l’a jugé sévèrement. Elle lui en a voulu d’avoir été l’instrument de la chute d’une George Eliot. L’équité exige que l’on se demande s’il a réellement été l’instrument ou seulement l’occasion. On remarquera que l’on est ici en présence, non d’une passion, mais d’une idée fausse. Les amis de miss Evans l’ont défendue d’avoir cédé à la tyrannie de l’amour. Ils ont représenté son union avec Lewes comme un mariage de raison conclu dans des circonstances un peu particulières, sur lesquelles miss Evans avait passé à cause de sa notion personnelle du bien et du mal. Lewes avait donc profité de la situation ; il ne l’avait pas provoquée.

Il fut violemment regretté pendant six mois. Qu’on ne sourie pas de ce chiffre. Combien d’entre nous sont sûrs d’être pleures pendant une demi-année ? George Eliot parlait de bonne foi de son « deuil éternel, » de « la douleur qui ne guérirait jamais, » et l’ironie des choses humaines voulait qu’elle en parlât justement à M. Cross. C’était un ami dévoué et un galant homme. Avec lui, elle s’épanchait. Ils lisaient ensemble Dante et la Bible, Chaucer et Wordsworth ; ils allaient ensemble aux Musées, et George Eliot, malgré ses soixante années, sentait son cœur se ranimer au contact de cette jeune et chaude affection ; M. Cross était beaucoup plus