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Elle aurait bien voulu à présent envoyer les critiques rejoindre les auteurs futiles. Tant qu’elle avait tenu la férule, elle l’avait maniée avec conviction et vigueur, quelquefois à tour de bras. Ses idées avaient changé du tout au tout dès qu’il s’était agi de tendre la main à son tour. Que celui qui éprouve autant de plaisir à être jugé qu’à juger les autres lui jette la première pierre ! George Eliot auteur se rallia à l’instant à l’opinion universelle des auteurs sur les critiques, opinion que Carlyle a très exactement exprimée en son langage peu aimable mais pittoresque : « Ce sont des mouches à vers, » disait-il. George Eliot fut de l’avis de Carlyle, ce qui ne lui arrivait pas souvent, et trouva le bourdonnement de ces vilaines bêtes insupportable. Elle eut pour les critiques les seules paroles aigres que l’on rencontre dans sa correspondance. Ils étaient devenus pour elle « l’un des grands fléaux de notre temps, l’un des grands obstacles à la vraie culture. » George Eliot les traita désormais, en toute occasion, avec une profondeur de mépris dont le comique, de sa part, lui échappait. Elle ne faisait grâce qu’à deux ou trois, dont M. Emile Montégut, qui l’avait fléchie par sa rare pénétration et par le don précieux de sympathie qui rend sa critique si féconde. Tous les autres étaient bons à pendre et elle était tellement exaspérée de leurs éloges mêmes, qui ne lui semblaient jamais tomber juste, que, pour ménager ses nerfs, Lewes dut prendre le parti de lire les journaux le premier et d’y découper les articles où il était question d’elle.

La critique ne l’avait pourtant pas malmenée, loin de là. George Eliot fut portée aux nues dès son début, et les seules de ses œuvres qui aient reçu un accueil douteux sont ses vers, qui prêtent beaucoup à la discussion, et les Impressions de Théophaste Un Tel, galimatias triple s’il en fut jamais. Le reste fut une suite de triomphes, à propos desquels, puisque nous ne nous occupons ici que de la femme et non de l’écrivain, nous ne ferons que deux ou trois remarques.

Le succès est venu à George Eliot par où elle l’avait désiré. L’Angleterre a été remuée par l’élévation de sa morale. Aucun romancier n’avait encore fait une guerre aussi rude à l’égoïsme et présenté l’oubli de soi comme un devoir aussi impérieux. Elle disait : « Je m’efforce de prendre un vif plaisir au soleil qui brillera quand je ne serai plus là pour le voir, » et elle tâchait d’amener les autres aviser au même renoncement idéal. Son pays lui a été reconnaissant du chaud courant de sympathie qui circule dans ses œuvres et qui a amolli bien des cœurs, parmi ses milliers de lecteurs, en faveur des déshérités de ce monde : les médiocres, les ennuyeux, les humbles, les êtres ridicules ou laids, en un mot, tous les gens accoutumés à ne