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l’Odéon, qui ne serait pas le tragique : et c’est pourquoi Lebrun et Casimir Delavigne seraient triomphans, et Corneille et Racine humiliés. Mais tant qu’un décret du président de la république ou bien quelque arrêté d’un sous-secrétaire d’état n’aura pas « désaffecté » l’Odéon pour le destiner expressément à ce comique et à ce tragique spéciaux, nous déplorerons que le culte des grands classiques, et de ceux qui viennent tout de suite après les grands, y soit négligé comme au Théâtre-Français ; sur la rive gauche, comme sur la rive droite, alternativement, nous gémirons au souvenir de ces morts illustres, et des hommages qu’ils recevaient naguère : super flumina ! ..

Pour Corneille ! c’était le titre du poème lu par M. Coquelin l’autre soir. Ce n’est pas seulement : Pour Corneille, qu’il faut dire, mais : Pour Racine, pour Molière, pour Marivaux et le reste, — comme on dit : Pour les pauvres ! C’est pour tous ceux-là que j’élève la voix, mais contre qui ? Accuserai-je d’impiété volontaire le comité de la Comédie Française et son administrateur, M. Perrin, et le directeur de l’Odéon, M. Porel ? Non pas ! Tout au plus leur reprocherai-je une résignation trop facile au fâcheux état que je signale. Vais-je crier à « l’obstruction » et dénoncer tel ouvrage nouveau parce qu’il encombre la scène au détriment d’un chef-d’œuvre ancien ? Pas davantage. Le Testament de César Girodot se serait contenté assurément de dix représentations, l’année dernière, ou l’Ami Fritz de douze, ou les Pattes de mouches de trente et une, ou le Monde où l’on s’ennuie de dix-neuf, pour céder une soirée à Rodogune, à Bajazet, à Don Juan ou aux Fausses Confidences ; le Bougeoir se serait tenu à quarante-deux, pour laisser une petite place au Legs ou à la Critique de l’Ecole des femmes. Est-ce le méchant goût du public, enfin, qu’il faut charger de tout le péché ? Dois-je proclamer qu’on s’en défie, et qu’on n’ose guère, après expérience, lui proposer des classiques ? Mais point ! Athalie, cet hiver, est reprise à l’Odéon avec un peu de soin : Athalie, pendant une quinzaine, est à la mode. Le Bourgeois gentilhomme, au Théâtre-Français, est remis à flot : dix fois il attire la foule. Dix fois aussi le Légataire : et quels éclats de rire dans la salle ! Quelles fanfares d’éloges ensuite dans la presse ! Il paraîtrait que ce n’est plus une si étrange entreprise que de faire rire les honnêtes gens, et que tout le monde veuille justifier de cette qualité.

Aussi bien la Comédie-Française et l’Odéon possèdent l’une et l’autre un fonds assuré de spectateurs pour le répertoire. M. Perrin a ses abonnés du mardi et du jeudi, personnes du bel air, pour qui tout hommage rendu aux lettres est une élégance, et qui entendent une tragédie ou une comédie d’autrefois au moins comme la grand’messe. D’ailleurs, écouter une tragédie, fût-ce la Fille de Roland, il est convenu, depuis 1870, chez les classes dirigeantes, que c’est contribuer au relèvement de la patrie autant qu’on peut le faire sous un régime républicain :