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remonter pour en découvrir la trace ? Rodogune, plus souvent applaudie que le Cid au XVIIIe siècle ! Faut-il reculer si haut pour la découvrir ? Les gens de ma génération pourraient le croire : pour eux, aussi bien que Pompée, Rodogune est abolie. Après cela, nommerai-je Sertorius, Nicomède ou Don Sanche ? Des noms, en effet, voilà ce que sont devenues ces trois pièces ; mais, pour des réalités, comment s’étonner qu’elles n’en soient plus ? Où Cinna disparaît elles n’ont rien à prétendre.

Pourtant quel accapareur que ce Corneille, si l’on regarde à côté de lui Racine ! Oh ! pour celui-ci, son affaire est nette. Combien de représentations depuis le 1er janvier ? Zéro. Vous lisez bien : zéro. Et en 1884 ? Cinq de Britannicus, trois de Phèdre, autant d’Iphigénie : c’est tout. Mais Andromaque ? Mithridate ? Athalie ? Esther ? Néant, néant ! Quant à Bajazet et Bérénice, des vieillards assurent que ces ouvrages ont été représentés à la Comédie-Française : nous voulons les croire ; quelle preuve de respect ! En 1872, lors du début de M. Mounet-Sully, dans le rôle d’Oreste, un peu avant le lever du rideau, je me rappelle avoir entendu ce dialogue entre deux spectateurs du parterre : « Sais-tu ce que c’est qu’Andromaque ? — Je sais seulement que c’est une comédie et que ça se passe à Home. » Au train dont vont les choses, il sera difficile avant peu de trou ver dans le parterre de la Comédie-Française deux spectateurs aussi bien renseignés sur une tragédie de Racine.

Est-ce, d’aventure, que MM. les sociétaires, égarés par l’esprit de curiosité ou par le faux goût, sacrifient Corneille et Racine à des classiques secondaires, à des primitifs ou à des épigones ? Est-ce qu’ils sont tout occupés de restaurer la Sophonisbe de Mairet, le Venceslas et le Saint Genest de Rotrou ? Est-ce qu’ils reprennent Rhadamiste et Zénobie, de Crébillon, ou Tancrède, de Voltaire, ou seulement Mirope et Zaïre ? Nullement ; Zaïre même a glissé dans l’oubli : au-dessous de cette demi-douzaine de pièces qui figurent le répertoire de Corneille et de Racine, je n’aperçois rien, rue de Richelieu, qui ressemble à une tragédie. Notons à part l’Œdipe roi, de Sophocle, traduit par M. Jules Lacroix, qui a été représenté deux fois en 1884. Honnis cela, depuis dix-sept mois, pour rencontrer autre chose qu’une comédie, un vaudeville ou un drame de mœurs contemporaines, il faut s’avancer jusqu’à Hernani et Ruy Blas, jusqu’à On ne badine pas avec l’amour et aux Caprices de Marianne : Voltaire et Crébillon, aussi bien que Rotrou et Mairet, sont au rancart ; à Dieu ne plaise que je m’en indigne, quand je vois Corneille et Racine en si mauvais point ! Il faut le remarquer pourtant, si j’avais intitulé cette revue : « le Répertoire tragique à la Comédie-Française, » j’aurais pu me contenter de mettre après ce titre une demi-douzaine de pages blanches.

Mais la Comédie est la Comédie : le répertoire comique, sans doute, y est entretenu dans la perfection ; il y profite naturellement de tout ce qu’a perdu le tragique. Nous avons dit que le Menteur, en 1884, avait