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quelque chose comme une comédie ou un drame, MM. les sociétaires et pensionnaires n’ont pas eu le loisir d’apprendre ce petit ouvrage. Pour le remplacer, ils ont demandé à l’auteur quelques vers. Chut ! le rideau se lève. M. Coquelin, en habit noir, parmi ses camarades en costume, s’avance vers la rampe. Pourquoi M. Coquelin ? Est-il tragédien, par hasard ? Joue-t-il seulement le Menteur ? Est-il, en qualité de doyen, l’orateur de la troupe ? Non pas, mais il était de passage : ses camarades en ont profité pour le prier de faire honneur à Corneille ; il va dire ces quelques vers. Les dire ? Eh ! non : il n’a pas eu le loisir de les apprendre ; il va les lire ; et, de fait, les ayant à peine lus une première fois, il les lit assez mal. M. Fabié raconte une anecdote de la vie de Corneille ; vers la fin, il hausse le ton en alexandrins convenablement frappés ; il plaint le poète de n’être pas né ou du moins mort de nos jours : on lui aurait fait un si bel enterrement ! Il tance Dangeau pour cette note écrite négligemment sur son journal : « Le bonhomme Corneille est mort. » Il se récrie comme il faut contre cette insulte et ce « blasphème. » Voilà qui va bien ; mais, de grâce, messieurs les sociétaires, est-ce que vous-mêmes, aujourd’hui, ne traitez pas Corneille un peu trop en « bonhomme ? » Il est spécieux de dire aux gens : « Vous ne savez pas ce que vous avez perdu à ne pas mourir deux cents ans plus tard ; » mais ne les honorer que par ce discours, c’est les honorer à peu de frais !

Telles sont les réflexions que l’on ne peut s’empêcher de faire ; et, mis en éveil par cet incident, on se demande si le temple des classiques est desservi aussi exactement qu’on le croyait. Pour peu qu’on soit critique, on résout de se rendre compte des choses par le menu ; on feuillette une collection de vieilles affiches[1] ; qu’importent un à-propos de plus ou de moins, et des vers récités ou lus, et bien lus ou mal, si l’œuvre de l’auteur qu’il s’agit de célébrer est maintenue en vie par les comédiens ? Voilà le seul hommage qui intéresse le poète : même une promenade au Panthéon réjouirait moins sa mémoire ; il dort très bien à Saint-Roch, pourvu qu’il entende en rêve un bruit d’applaudissemens venu de la Comédie-Française.

Hélas ! on aurait tort de se plaindre qu’Horace et le Menteur reviennent trop souvent sur l’affiche : c’était la première fois de l’année qu’ils s’y montraient. Combien de représentations, depuis le 1er janvier jusqu’au 1er juin, en cinq mois entiers, le Cid a-t-il obtenues ? Deux. Et Polyeucte ? Une seule. Il est vrai que, l’année précédente, le Cid avait poussé jusqu’à dix, ainsi que le Menteur, et Polyeucte jusqu’à huit ; Horace déjà s’était tenu à une. Mais Cinna ? Dans ces dix-sept mois, il est comme s’il n’était pas. Mais Pompée ? mais Rodogune ? jusqu’où faut-il

  1. Ou l’on consulte les Annales du théâtre et de la musique, par MM. Noel et Stoullig ; Charpentier, éditeur.