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à une douloureuse constatation. Nous ne vivons pas à une époque héroïque. Jamais l’art n’a eu autant de disciples que de nos jours, jamais il ne s’est formulé dans des manifestations plus diverses, devant un public plus nombreux dans des expositions plus fréquentes ; mais il semble qu’à s’étaler ainsi sous les yeux des masses plus ou moins profanes, l’art ait perdu quelque chose de cette fière chasteté, de ce mépris de la foule, de cet unique souci de la réalisation longuement caressée du beau qui produit les œuvres véritablement originales.

Comme les industriels, les artistes produisent trop, et produisent trop vite. Si l’on n’y prend garde, les formules chères à l’économie politique s’imposeront bientôt à la critique d’art elle-même, et sous peu elle serait amenée à reconnaître que la production en art est sur le point de dépasser la consommation. Un tel langage pourrait être considéré, à juste titre, comme le malheur de notre temps.

M. Boulanger expose encore au Salon de cette année un souvenir du vieil Alger, un Porteur d’eau Juif, très bien peint, véritable morceau classique selon la formule et qui a réuni tous les suffrages.

Rien de plus pénible pour nous que la critique, respectueuse cependant, des maîtres glorieux de notre école ; elle veut une explication. Le Salon de cette année contient, en effet, comme l’ont pu constater tous ceux qui l’ont fréquenté, une série d’ouvrages assez honorables, produits de ce talent moyen si fort de mise aujourd’hui ; une foule de jeunes gens ont présenté des peintures convenables. A l’encontre de ce qu’un auteur dramatique célèbre demandait, impatienté, à l’un de ses interprètes : « Un peu moins de génie, je vous prie, monsieur, et un peu plus de talent, » nous voudrions bien demander aux peintres un peu moins de talent et un peu plus de génie. Avec cette idée préconçue, nous aurions cru manquer de courage, de franchise, en un mot d’honnêteté, si nous nous étions attaqués aux ouvrages honorables des jeunes hommes qui se sont inspirés des qualités, mais aussi des défauts de leurs maîtres, et nous nous sommes crus plus respectueux des situations légitimement acquises en adressant aux maîtres eux-mêmes quelques critiques dont leur illustration leur permet de ne pas se sentir atteints. Leur gloire nous autorise d’ailleurs à être libres vis-à-vis d’eux. Des critiques de détails auraient certainement disparu devant les éloges si, au lieu de nous en prendre à M. Gérôme, à M. Cabanel, à M. Bouguereau, à M. Boulanger, à M. Bonnat, nous avions prétendu juger l’école néo-classique sur le tableau de M. Bramtot, par exemple, le Départ de Tobie, où nous trouvons réalisées les