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Cette supposition nous paraissait d’autant plus vraisemblable que jusqu’ici l’histoire ne nous avait pas appris ce que M. Boulanger nous révèle, à savoir que Caïus Gracchus eût eu la jambe droite cassée dans son enfance. Cette jambe cassée, comme les grands yeux tristes et pensifs de l’enfant qui va jouer à la toupie, n’enlève rien au charme de ce tableau de genre : il est d’une vulgarité très agréable. Le peintre ne s’est inspiré ni de l’histoire, ni de la nature, mais il n’est pas une famille bourgeoise qui, passant au Salon devant l’œuvre du maître, ne se soit senti touchée en la contemplant. Nous soupçonnons fort M. Boulanger d’avoir composé son tableau avant d’avoir écrit sa brochure, et c’est, à lui-même, en même temps qu’à ses disciples, qu’il adresse, pour l’avenir sans doute, des conseils pleins d’autorité et peut-être aussi de repentir, quand il a écrit les paroles suivantes que nous nous permettons de livrer à ses méditations : « Soyez des savans, toujours et quand même, mais soyez avant tout des poètes ; soyez des enthousiastes, des fanatiques, des délicats, des raffinés, soyez des amans passionnés de la nature dans son expression la plus élevée et rejetez loin de vous cette nouvelle esthétique basée sur la -vulgarité. Elle n’est en raison de son principe même, proscrivant toute poésie, qu’une émanation de l’esprit bourgeois par excellence et la négation de tout art, puisque l’art c’est justement le choix dans l’expression de la pensée et de la forme. »

On ne saurait mieux dire et voilà qui est écrit de main de maître, comme Ingres qui aurait volontiers passé condamnation sur quelques-uns de ses tableaux, pourvu qu’on voulût bien reconnaître son talent sur le violon. M. Boulanger peut être satisfait. Oui, la médiocrité en art est insupportable. L’art ne vit que par le sublime. Accorder à tous les hommes le maximum d’instruction, le maximum de confort, est un but louable, humanitaire, démocratique ; leur inculquer à tous un sentiment raisonné de la beauté est une entreprise généreuse ; mais faire de tous les hommes, ou d’une grande catégorie d’hommes des exécutans en matière d’art ou de littérature : voilà un projet odieux. Cette révolution s’est produite cependant et, au grand détriment du génie, le niveau général s’est amélioré. Rien n’est devenu plus commun qu’un certain don de talent, rien ne s’est fait plus rare qu’une certaine quantité d’idéal dans les ouvrages de l’esprit. A la vérité, les œuvres tout à fait mauvaises sont de moins en moins nombreuses ; partout, et même au Salon, les œuvres tout à fait insignifiantes pullulent, les œuvres tout à fait remarquables font défaut, ou du moins elles n’éblouissent plus les yeux par la sensation lumineuse du sublime, il les faut longuement chercher, et, après une recherche minutieuse, il convient de se résigner