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une certaine quantité d’inconscience. Est-ce que Corneille ou Racine, Lamartine ou Musset pensent, quand ils écrivent, à la grammaire et aux règles de la prosodie ? Non, certes, car il semble que ce qu’ils disent ne peut être dit autrement. Et pour le dire ainsi cependant, avec cette précision et cette admirable propriété d’expression, il faut qu’ils aient été pénétrés de la grammaire et de la prosodie. En termes vulgaires, nul ne peut devenir maître s’il ne commence par être ouvrier ; mais le travail de l’ouvrier ne se laisse jamais voir dans l’œuvre du maître.

Aussi, qu’ils sont lourds et fatigans ces peintres qui n’ont pour eux que la science et qui vous forcent à reconnaître et à proclamer les talens qui vous ennuient ! Vous n’avez rien à reprendre aux proportions de leurs personnages, rien à reprocher à leur perspective, rien à redire à leur composition. Tout cela est correct, combiné avec sagesse, que dis-je ? Toutes les objections sont prévues comme toutes les critiques. C’est seulement le don de séduire et d’émouvoir qui leur manque. Ils présentent au public des œuvres irréprochables qui ont l’apparence de pensums. Nous n’oserions pas dire que ce soit le cas de l’illustre auteur de l’Adoration des mages et de l’Adoration des bergers. En lui accordant la médaille d’honneur, les artistes ont bien prouvé qu’ils n’étaient pas des révolutionnaires. Ce qu’ils demandent à leurs élus, ce qu’ils récompensent en eux, ce n’est pas la fougue ardente et infatigable qui s’efforce sans cesse de découvrir une formule neuve, un coloris raffiné et personnel, un jeu de lumière et d’ombre inattendu et saisissant ; non pas ! Ce qui les charme, c’est la correction réelle ou apparente, élégante ou conventionnelle de l’exécution. Tous les grands peintres, les maîtres les plus suaves de l’Italie, les peintres les plus énergiques de l’Espagne, Bernardino Luini, et Ribera, et Rubens avaient fait leur Adoration des bergers et leur Adoration des mages : il restait à M. Bouguereau à faire la sienne. Elle lui a valu la médaille d’honneur.

Il y a vingt ans que M. Cabanel a pour la première fois obtenu la médaille d’honneur. Comme M. Bouguereau, il a passé par l’école de Rome et il est une des plus hautes expressions de l’école néoclassique ; c’est un des grands peintres de portraits de ce temps. Il expose au Salon une Fille de Jephté. C’est là encore un de ces sujets où se complaît l’école néo-classique : sujet mélancolique, gracieux, légèrement poétique, fait pour attendrir les dames qui ont lu la Bible et qui connaissent le secret motif des douleurs de la Galaadite. La jeune fille qui, selon le texte biblique, devrait se trouver dans les montagnes, a choisi pour pleurer sa virginité le centre d’une immense plaine. Elle s’appuie sur une de ses