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LA
FEMME DE MOLIERE

Molière avait près de quarante ans, l’âge où le célibat et la solitude deviennent pénibles. Il était las des amours banales ; la fortune et le succès commençaient à lui sourire, mais son triple métier pesait sur lui d’un poids de plus en plus lourd. Il en vint, naturellement, à examiner pour son compte l’embarrassante question que soulève le Panurge de Rabelais et que lui-même devait porter à la scène dans le Mariage forcé, c’est-à-dire à se demander pourquoi il n’associerait pas à son existence une jeune femme qui en serait la joie et le délassement. Sans doute, c’était là une expérience dangereuse à tenter ; et l’impitoyable railleur des maris trompés ne pouvait méconnaître cette vérité d’expérience qu’à la jeunesse il faut unir la jeunesse. Mais on a beau savoir les choses et la vie, on rêve toujours des exceptions pour soi-même. La gloire qu’il voyait prochaine, le génie dont il avait conscience, ne sauraient-ils compenser, pour un jeune cœur facile à l’enthousiasme, ce que l’âge lui avait enlevé ? Il dut forcément chercher autour de lui. Sa profession et le préjugé qui pesait sur elle restreignaient son choix ; il ne pouvait guère prendre sa femme qu’au théâtre ou dans une famille qui tint au théâtre. Or, depuis dix ans, il voyait grandir près de lui une jeune fille à laquelle il s’était attaché d’abord d’une affection presque paternelle, mais qui, en grandissant, semblait diminuer la distance qui les séparait et venir d’elle-même au-devant de lui. On s’imagine volontiers, en pareil cas, que l’on reste à la même place tandis que les autres marchent ; on voit les enfans devenir de jeunes