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d’argile durcie, dans laquelle on incruste des disques en poterie verte et vernissée, tout à fait semblables à des fonds de bouteille.

Le starechina nous fait boire de son vin. Seul des siens, il s’assied à table avec nous et nous adresse des toasts auxquels répond l’évêque. Dans le fond de la chambre se presse toute la famille : au premier plan les nombreux enfans, puis les jeunes filles aux belles chemises brodées. J’apprends que la communauté se compose de trente-quatre personnes de tout âge, quatre couples mariés et deux veuves, dont les maris sont morts dans la guerre en Bosnie. La zadruga continue à les nourrir avec leurs enfans. Le domaine collectif a plus de cent jochs de terre arable ; il entretient deux cents moutons, six chevaux ; une trentaine de botes à cornes et un grand nombre de porcs. Les nombreuses volailles de toute espèce qui se promènent dans la cour permettent de réaliser ici le vœu de Henri IV et de mettre souvent la poule au pot. Le verger donne des poires et des pommes, et une grande plantation de pruniers de quoi faire la slivovitza, l’eau-de-vie de prunes qu’aime le Jougo-Slave.

Derrière la grande maison commune et, en équerre avec celle-ci, se trouve un bâtiment plus bas, mais long, aussi précédé d’une vérandah, dont le sol est planchété. Sur cette galerie couverte s’ouvrent autant de cellules qu’il y a de couples et de veuves : si un mariage crée un nouveau ménage au sein de la grande famille, le bâtiment s’allonge d’une nouvelle cellule. L’une des femmes nous montre la sienne ; elle est complètement bondée de meubles et d’objets d’habillement ; au fond, un grand lit avec trois gros matelas superposés, des draps de lin garnis de broderies et de dentelles, et comme courtepointe un fin tapis de laine aux couleurs éclatantes ; contre le mur, un divan recouvert aussi d’un tapis du même genre, et à terre, sur le plancher, de petits tapis en laine bouclée aux teintes sombres, noir, bleu foncé et rouge brun. Le long des murs, des planches où s’étalent les chaussures, et entre autres, les bottes hongroises du mari pour les jours où il se rend à la ville. Deux grandes armoires remplies de vêtemens, puis trois immenses caisses contiennent des chemises et du linge brodés. Il y en a des mètres cubes qui représentent une belle somme. La jeune femme nous les étale avec orgueil : c’est l’œuvre de ses mains et sa fortune personnelle. Pour les décrire, il faudrait épuiser le vocabulaire des lingères. Je remarque surtout certaines chemises faites en une sorte de bourre de soie légèrement crêpelée et ornée de dessins en fils et en paillettes d’or. C’est ravissant de goût et de délicatesse. Les couples associés doivent à la communauté tout le temps qu’exigent les travaux ordinaires de l’exploitation, mais ce qu’ils font aux heures perdues leur appartient en propre. Ils peuvent se constituer ainsi un pécule, qui consiste en linge, en