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quel radieux avenir de paix et d’harmonie s’ouvrirait pour notre malheureuse espèce ! »

Je confirme ce que dit Strossmayer, en rappelant un discours que j’ai entendu prononcer par M. Gladstone en 1870. C’était au banquet annuel du Cobden Club, à Greenwich. Invité étranger, j’étais assis à côté de M. Gladstone, qui présidait. La guerre entre la France et l’Allemagne venait d’être déclarée. Il me dit que cette affreuse nouvelle l’avait privé de sommeil et qu’elle lui avait fait le même effet que si la mort était suspendue sur la tête de sa fille. Quand il se leva pour porter le toast de rigueur, sa voix était solennelle, profondément triste et comme trempée de larmes contenues. Il parla de cet horrible drame qui allait se dérouler devant l’Europe consternée, de cette lutte fratricide entre les deux peuples qui représentaient à un si haut degré la civilisation ; des cruelles déceptions qu’éprouvaient les amis de Cobden, qui pensaient, avec lui, que les facilités du commerce, faisant sentir la solidarité des peuples, empêcheraient la guerre. Ses paroles émues, que le sentiment religieux emportait dans les plus hautes régions, rappelaient celles de Bossuet et de Massillon. C’était l’éloquence de la chaire dans sa forme la plus pure, mais appliquée aux affaires et aux intérêts des sociétés humaines. L’émotion des auditeurs était si vive, qu’elle se traduisit non par des applaudissemens, mais par ce silence qui accueille l’adieu aux morts prononcé au bord d’une tombe. Tout en partageant ce sentiment, qui nous mettait à tous une larme à la paupière, je pensais à ce mot terrible du « cœur léger, » prononcé quelques jours auparavant à la tribune française. Sans doute, la langue avait trahi la pensée ; mais si le ministre français avait éprouvé, en quelque mesure, l’amère tristesse qui accablait l’homme d’état anglais, jamais cette méprise n’aurait eu lieu.

« Pour moi aussi, reprend l’évêque, la guerre de 1870 a été un objet de cruelles angoisses. Quand j’ai vu qu’elle continuait après Sedan, quand j’ai entrevu la source de conflits futurs que les conditions de la paix préparaient à l’Europe, j’ai oublié la réserve que m’imposait ma position ; je ne me suis souvenu que de Jésus, qui nous fait un devoir de tout tenter pour arrêter l’effusion du sang. J’allai trouver l’ambassadeur de Russie, que je connaissais, et je lui dis : Tout dépend du tsar. Il lui suffit d’un mot pour mettre fin à la lutte et pour obtenir une paix qui ne soit pas à l’avenir une cause certaine de guerres nouvelles. Je voudrais pouvoir me jeter aux genoux de votre empereur, qui est un homme de bien et un ami de l’humanité. » L’ambassadeur me répondit : « Nous regrettons, comme tout homme sensible, la continuation de cette guerre, mais c’est trop exiger de la Russie que de lui demander de se brouiller avec