Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 69.djvu/830

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dire que souvent, par crainte du progrès du slavisme, on favorisait les Italiens, dont une partie au moins est acquise à l’irrédentisme ! Le ministère actuel revient de cette erreur et pour toujours, il faut l’espérer. Remarquez bien que d’ici jusqu’aux bouches de Cattaro, et de la côte dalmate jusqu’au Timok et à Pirot, c’est-à-dire jusqu’aux confins de la Bulgarie, la même langue est parlée par les Serbes, les Croates, les Dalmates, les Bosniaques, les Monténégrins, et même par les Slaves de Trieste et de la Carniole. Les Italiens de la côte dalmate sont pour la plupart les descendans de familles slaves italianisées sous la domination de Venise, mais en tout cas la gloire de la cité des doges et de sa noble civilisation rejaillit sur eux. Nous les respectons, nous les aimons ; on ne proscrira pas la langue italienne ; mais il faut bien que la langue nationale, la langue de la majorité de la population l’emporte. »

Les convives citent à l’envi des faits pour démontrer les éminentes qualités de la race illyrienne : l’un vante la bravoure de ses soldats, l’autre l’énergie de ses femmes. Mais, dit-on, chez les Monténégrins toutes ces vertus sont portées à l’extrême, parce que, seuls, ils ont su conserver toujours leur liberté et se préserver du contact corrupteur d’un maître. L’un des jeunes prêtres, qui a résidé et voyagé le long de la côte dalmate, affirme qu’au Monténégro on n’admet pas qu’une femme puisse faillir ; aussi toute faute est punie d’une façon terrible. La femme mariée qui s’en rend coupable était autrefois lapidée, ou bien le mari lui coupait le nez. La jeune fille qui se laisse séduire est impitoyablement chassée ; aussi d’ordinaire elle se suicide, et ses frères ne manquent pas de tuer le séducteur, ce qui donne lieu à des vendettas et à des guerres de famille qui durent des années. M. von Stein-Nordheim, de Weimar, raconte que, pendant la dernière guerre, un Turc nommé Mehmed-pacha s’était emparé, dans une razzia, d’une jeune Monténégrine, la belle Joke. Elle le supplie de ne pas donner aux soldats le spectacle de sa honte. On était dans la montagne. Ils s’écartent ; la jeune fille voit que le sentier longe un précipice, elle se laisse tomber à terre, vaincue par l’émotion. Mehmed la saisit dans ses bras. Elle lui rend son étreinte, elle s’attache à lui, puis tout à coup se renverse et entraîne son vainqueur au-delà d’un rocher à pic, et tous deux tombent dans l’abîme, où on retrouva leurs cadavres mutilés. L’action héroïque de Joke fait l’objet d’un chant populaire tout récent. Autre fait du temps de la guerre de 1879. Tous les hommes d’un village de la frontière étaient partis pour rejoindre le gros de l’armée. Les Turcs arrivent et pénètrent dans le village. Les femmes se réfugient dans une vieille tour et s’y défendent comme des amazones ; mais elles n’ont que quelques vieux fusils. La tour va être prise d’assaut. « Il faut nous faire sauter, » dit Yela Marunow. On met en tas tous les barils de