nombreuse, assise sur un grand territoire contigu, où il y a place pour trente, pour quarante millions d’hommes, à un peuple qui a une histoire, des souvenirs dont il est fier, on ne peut enlever sa langue, sa nationalité. Ceux qui le tenteraient ou qui voudraient entraver notre légitime développement, ceux-là seuls travaillent au profit de la Russie. Les Hongrois sont une race héroïque. Ils ont l’esprit politique. Pour reconquérir leur autonomie, ils ont déployé une constance admirable ; maintenant ils gouvernent en réalité l’empire ; mais leur hostilité contre les Slaves et leur chauvinisme magyare les aveuglent parfois complètement. Ils doivent s’appuyer franchement sur nous, sinon ils seront noyés dans l’océan panslave. »
Je lui rappelai que, lors de mon premier séjour à Agram, j’avais trouvé les patriotes croates, revenant de la fameuse exposition ethnographique de Moscou, tout enflammés, et ne cachant nullement leurs sympathies pour la Russie. — « C’est vrai, reprit l’évêque, à cette époque le compromis Deak, qui nous abandonnait complètement à la merci des Hongrois, avait surexcité au plus haut degré les appréhensions des Croates. Mais depuis lors cet engouement en faveur de la Russie a disparu. Seulement il se reproduira, chaque fois que l’Autriche-Hongrie, soit aux bords de la Save et de la Bosna, soit au-delà du Danube, voudra s’opposer au légitime développement des races slaves. Si on pousse celles-ci à bout, il est inévitable qu’elles diront unanimement : « Plutôt Russes que Magyares ! » Écoutez, mon ami, il y a en Europe deux grandes questions : la question des nationalités et la question sociale. Il faut relever les populations arriérées et les classes déshéritées. Le christianisme apporte la solution, car il nous ordonne de venir en aide aux humbles et aux pauvres. Nous sommes tous frères. Mois il faut que la fraternité cesse d’être un mot et devienne un fait. »
Après que Strossmayer nous eut quittés, Minghetti me dit : « J’ai eu l’occasion de voir de près tous les hommes éminens de notre temps. Il y en a deux qui m’ont donné l’impression qu’ils étaient d’une autre espèce que nous, ce sont Bismarck et Strossmayer. » Voici quelques détails sur ce grand évoque, qui a tant fait pour l’avenir des Jougo-Slaves. Chose étrange, on m’a affirmé que sa biographie n’est pas encore écrite, sauf peut-être en croate.
Joseph-George Strossmayer est né, le 4 février 1815, à Essek, d’une famille peu aisée, qui était venue de Linz vers 1700. Celle-ci était donc allemande, comme son nom l’indique ; mais elle s’était croatisée au point de ne plus parler que le croate. On a fait un grief aux Jougo-Slaves d’avoir eu besoin d’un Allemand pour patronner leur mouvement national. Il en est souvent ainsi. Le plus éclatant représentant du magyarisme, Kossuth, est de sang slave ; Rieger, le principal promoteur du mouvement tchèque, est d’origine