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marché, Marktflecken, comme disent les Allemands. Il y a environ quatre mille habitans, tous Croates, y compris quelques centaines d’israélites, qui sont les richards de l’endroit. — « Ce sont eux, me dit l’abbé, qui font tout le commerce, celui des marchandises au détail, et aussi celui de l’achat en gros des denrées agricoles, du bois, de la laine, des animaux domestiques, de tout enfin, jusqu’aux volailles et aux œufs. Le crédit et l’argent sont entre leurs mains, lis font la petite et la grosse banque. Ces maisons, solidement construites, que vous voyez dans la rue principale que nous traversons, ces boutiques d’épiceries, d’étoffes, de quincaillerie, de modes, la plupart de ces boucheries, notre unique hôtel, tout cela est occupé par eux. Sur seize boutiques que nous avons à Djakovo, deux seulement appartiennent à des chrétiens. Il faut bien l’avouer, les juifs sont plus actifs que nous. Et aussi, ils ne pensent qu’à gagner de l’argent. — Mais, lui répondis-je, les chrétiens, chez nous, ne cherchent pas à en perdre, et j’imagine qu’il en est de même en Croatie. »

Nous entrons dans la cour du palais de l’évêque. Je ne puis me défendre d’une vive émotion en revoyant ce noble vieillard, — le grand apôtre des Jougo-Slaves. — Il me serre affectueusement dans ses bras et me dit : « Ami et frère, soyez le bienvenu. Vous êtes ici parmi des amis et des frères. » — Il me conduit dans ma chambre et m’engage à me reposer, jusqu’au souper, des fatigues de ma nuit passée en chemin de fer. La chambre que j’occupe est très grande, et les meubles, tables, sophas, commodes en noyer style de Vienne, sont très grands aussi. Par la fenêtre ouverte, je vois un parc tout rempli d’arbres magnifiques : chênes, hêtres, épicéas. Un grand acacia tout couvert de ses grappes blanches remplit l’atmosphère d’un parfum pénétrant. Devant une vaste serre sont rangées toute espèce de plantes exotiques, auxquelles les jardiniers donnent l’arrosage du soir. Rien ne me rappelle que je suis au fond de la Slavonie. Je profite de ces deux heures de repos, les premières depuis mon départ, pour résumer tout ce que j’ai appris concernant mon illustre hôte.

La première fois que je suis venu rn Croatie, son nom m’était inconnu. Je trouvais son portrait partout, aux vitrines des libraires d’Agram et de Carlstadt, dans toutes les auberges, dans la demeure des paysans, et jusque dans les petits villages des Confins militaires. Quand on me raconta tout ce qu’il faisait pour favoriser le développement de l’instruction, de la littérature et des arts, parmi les Jougo-Slaves, j’en fus émerveillé. Inconnu, sans lettre d’introduction, je n’osai aller le voir ; mais, depuis lors, l’un de mes vœux les plus ardens était de le rencontrer. J’eus cette bonne fortune,