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cabaret. La femme, laissée seule, se dérange aussi parfois. Et puis, monsieur, si vous saviez quelles saletés les marchands nous vendent si cher ! De laids bijoux en verre de couleur et en cuivre doré, qui ne valent pas deux kreutzers, tandis que les colliers de pièces d’or et d’argent, que nous portions autrefois, conservaient leur valeur et nous allaient beaucoup mieux. A force d’épargner, les jeunes filles de mon temps, avec le produit de leurs broderies et des tapis qu’elles faisaient, arrivaient à se former une belle dot en sequins et en thalers de Marie-Thérèse, qu’elles portaient sur la tête, au cou, à la ceinture et qui reluisaient au soleil, de sorte que les maris ne manquaient pas à celles qui étaient adroites, laborieuses et économes. Au lieu de nos bonnes et solides chemises en grosse toile inusable, si jolies à voir, avec leurs broderies de laine bleue, rouge et noire, on nous apporte maintenant des chemises de coton, fines, glacées, brillantes comme de la soie, mais qui sont en trous et en loques après deux lavages. Vous connaissez notre chaussure nationale, l’opanka : un solide morceau de cuir de buffle, bien épais, rattaché au pied par des courroies de cuir lacées ; nous la faisons nous-mêmes ; cela tient au pied et dure longtemps. Nos jeunesses commencent à porter des bottines de Vienne ; on sort, il pleut, notre terre alors devient tenace comme du mortier ; les bottines y restent ou sont perdues. Au-dessus de nos chemises, le dimanche ou l’hiver, nous portons une veste en grosse laine ou en peau de mouton, toison en dedans, que nous ornons de dessins faits avec de petits morceaux de cuir de couleurs voyantes, piquées à l’aiguille, avec des fils d’argent ou d’or. Rien ne me paraît plus beau, et cela passe d’une génération à l’autre. Aujourd’hui, celles qui veulent faire les fi ères et imiter les Autrichiennes portent du coton, de la soie ou du velours, des articles de pacotille, que le soleil déteint, que la pluie défraîchit et que le moindre usage troue aux coudes et dans le dos. Tout cela paraît bon marché, car, pour faire un de nos vêtemens, il fallait travailler des mois et des mois. Mais je prétends que cela coûte très cher, car l’argent sort de nos poches et les objets, à peine achetés, sont déjà usés. Et puis nos soirées d’hiver, qu’en fera-t-on à l’avenir ? Se tourner les pouces et cracher dans le foyer ! Et nos anciennes chansons qu’on chantait dans les veillées en travaillant toutes ensemble, autour d’un grand feu, elles seront oubliées ; déjà les enfans, qui en apprennent d’autres à l’école, les trouvent bêtes et n’en veulent plus. Les savans comme vous, monsieur, disent que tout va de mieux en mieux. Moi, je ne suis qu’une pauvre vieille ; seulement je vois ce que je vois. Il y a maintenant dans nos villages des pauvres, des ivrognes et de mauvaises femmes, ce qu’on ne connaissait pas jadis. Nous payons deux fois plus d’impôts