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Lorsqu’il a vu débarquer à Malte une véritable armée, amenée de l’Inde par la flotte anglaise, il a ouvert les yeux sur un danger que le canal de Suez lui avait créé et qu’il n’avait pas prévu. Il a compris la nécessité de rendre une pareille diversion impossible dans l’avenir. Ce but serait atteint, le jour où la menace d’un danger permanent ne permettrait plus à l’Angleterre de distraire un soldat de l’armée qui défend l’Inde. Cette menace d’une invasion russe n’existait-elle donc pas ? On devait croire à son existence à en juger par les continuelles et acerbes correspondances que les cabinets de Londres et de Saint-Pétersbourg ont échangées depuis un demi-siècle, mais le gouvernement russe ne se faisait, à cet égard, aucune illusion. Toute tentative sérieuse contre l’Inde lui était impossible. Ses possessions du Turkestan oriental ne communiquaient avec l’Europe que par la route établie à travers la steppe sibérienne et que les troupes les plus alertes ne pouvaient parcourir en moins de 22 jours. Il fallait ensuite traverser ou contourner la mer d’Aral pour arriver à l’Oxus : ce fleuve, qui n’est pas toujours navigable, conduisait au pied des contreforts les plus abrupts du Paropamisus, où sont établis, d’étage en étage, comme en autant de forteresses, les petits états vassaux de l’Afghanistan : il eût fallu, avant d’arriver à Caboul, réduire l’une après l’autre ces tribus belliqueuses, œuvre difficile qui eût toujours été à recommencer, et faire ensuite la conquête de l’Afghanistan lui-même. Si, pour éviter ces difficultés presque insurmontables, on quittait l’Oxus au point où il cesse d’être navigable pour se diriger de là sur la vallée du Mourghab ou celle de l’Hériroud, on avait à traverser un désert de sable, absolument aride, où il aurait fallu porter jusqu’à l’eau pour faire boire les hommes et les chevaux, et qu’il était impossible de franchir en moins de douze jours. Se figure-t-on un corps d’armée s’engageant dans ce désert avec son artillerie et ses convois ? On n’eût pu réunir dans le Turkestan tout entier assez de chameaux pour préserver l’armée de la soif.

Cette seconde route était donc aussi impraticable que la première ; il en fallait chercher une autre. La première pensée fut de rétablir l’ancien cours de l’Oxus, qui, dans l’antiquité, se jetait dans la mer Caspienne. On eût ainsi évité l’immense et inutile détour qu’impose la route d’étapes d’Orenbourg à la mer d’Aral. On retrouva jusqu’à trois lits que le fleuve a dû successivement abandonner : on se convainquit que le sol, à raison de sa nature, devait avoir absorbé de tout temps la plus grande partie des eaux et que la plus faible partie seulement en arrivait jusqu’à la Caspienne. En faisant cesser toutes les dérivations actuellement pratiquées au moyen de canaux, et en condamnant, par conséquent, des provinces entières à la