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industriels, parmi lesquels il en est de fort riches, suivent très attentivement ce qui se passe, et se tiennent au courant de toutes les nouvelles d’Europe. Cette curiosité est générale ; elle a gagné jusqu’aux classes inférieures, et il s’est créé, pour la satisfaire, un très grand nombre de journaux, rédigés par des écrivains indigènes dans les divers idiomes qui se parlent dans la péninsule. Il n’est si petite localité où n’arrive un de ces journaux dont lecture est faite à haute voix dans l’intérêt des illettrés. Aucun commentaire n’accompagne, aucune conversation publique ne suit cette lecture, chacun se réservant, par prudence, d’échanger ses impressions en tête-à-tête avec son voisin. La presse indigène, en effet, est presque tout entière hostile à l’administration anglaise, qu’elle critique sans merci et qu’elle attaque avec une violence extrême. Il a fallu édicter contre elle une législation des plus rigoureuses, et lord Lytton, pendant sa vice-royauté, avait fini par la soumettre au régime de la censure préalable.

Le thème habituel de la plupart des journaux indigènes est que l’Inde doit appartenir aux Indiens ; qu’elle doit cesser d’être administrée et exploitée dans l’intérêt des Anglais, qui dévorent sa substance comme les chenilles épuisent la sève des arbres. Il faut convenir que quelques-uns des actes de l’administration anglaise autorisent cette façon de représenter les rapports des deux peuples. Au temps de la guerre civile des États-Unis, l’Angleterre n’a rien négligé pour introduire et développer dans l’Inde la culture du coton ; mais les Hindous ne s’étaient pas bornés à récolter le coton ; ils avaient voulu le travailler. Ils avaient donc fait venir des machines, ils avaient établi des filatures et des tissages et ils fabriquaient des cotonnades grossières, mais solides, qui se vendaient facilement dans l’Inde et dans l’Indo-Chine. Le développement de cette industrie avait été favorisé par l’existence d’un droit de douane sur les tissus de coton. Dès que les fabricans du Lancashire s’aperçurent de la concurrence que leur faisaient les tissus indiens, ils demandèrent au gouvernement d’imposer à l’administration anglo-indienne la suppression de ce droit d’entrée ; et, bien que les 7 millions qu’il produisait fussent indispensables pour l’équilibre du budget, le gouvernement anglais, après deux ou trois années de résistance, eut la faiblesse de céder. L’administration anglo-indienne obéit en protestant ; le droit fut supprimé et remplacé par de nouvelles taxes ; et les fabricans du Lancashire écrasèrent leurs concurrens hindous. On juge si ce fait exorbitant de charger une population de taxes directes, dans l’unique vue de l’assujettir au monopole industriel de fabricans étrangers, et si ce coup porté à l’industrie indigène fournirent un thème fécond aux récriminations