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personnage ordinaire des lettres ; c’est que, dans cette vieille Europe où depuis longtemps les supériorités exceptionnelles de l’esprit semblent disparaître, où la puissance intellectuelle n’est pas ce qui brille, où tout se morcelle et décroît, Victor Hugo était resté un des derniers génies universels de la poésie et des arts. Il y a du talent partout ; où sont les véritables génies dont le monde connaît le nom et les œuvres ? Ils ne sont plus en Angleterre, ils ne sont plus en Allemagne ; ils ne se sont pas fait jour dans l’Italie renaissante, ils s’essaient tout au plus peut-être dans les fermentations indistinctes de la Russie. Victor Hugo était, au moins pour l’heure où nous sommes, la dernière renommée, la dernière figure de poète incomparable. C’est ce qui fait de sa mort un événement.

Il avait eu la fortune de naître avec des dons rares fécondés par les prodigieux spectacles du commencement du siècle, avec une organisation qui s’est toujours ressentie des voyages de son enfance en Italie, en Espagne, à la suite de son père, « vieux soldat. » Il avait paru jeune encore, après 1820, à ce moment de la restauration où tout se renouvelait, et la poésie, et l’éloquence, et l’histoire, et la philosophie, et les arts, — où commençait ce défilé de talens qui ont ravivé l’éclat des lettres françaises. Il avait débuté au bruit des premiers succès de Lamartine, avec Alfred de Vigny, dont il était l’ami dès son adolescence, précédant de quelques années à peine Sainte-Beuve et Alfred de Musset, le futur auteur de Rolla, et ce génie émancipé qui allait bientôt être George Sand. C’était à cette époque un jeune homme, royaliste et catholique de sentiment, révolutionnaire par instinct littéraire, cherchant sa voie à travers tout, mêlant dans ses chants les vierges de Verdun, Charles X et Napoléon, les actions de grâces d’un cœur ému et les fantaisies rythmiques du Pas d’armes du roi Jean, alliant au culte du passé le goût des tentatives hardies, des nouveautés de la forme. C’est alors que s’ouvrait pour lui cette carrière où pendant tant d’années il a marché et il a grandi, semant sur son chemin toutes ces œuvres lyriques, les Orientales, les Feuilles d’automne, les Chants du crépuscule, les Voix intérieures, s’essayant au roman avec Notre-Dame de Paris, tentant le renouvellement du drame avec Cromwell, avec Hernani et Marion Delorme. L’œuvre est allée en s’étendant sans cesse et elle a eu plus tard pour complément ou pour couronnement la Légende des siècles, les Châtimens. Pendant soixante ans celui qui débutait obscurément en 1820 a chanté et a occupé le monde de ses tentatives, de ses inspirations. Victor Hugo n’a point été assurément dans les lettres françaises de ce siècle le seul représentant glorieux de la poésie rajeunie et émancipée. Il a eu des émules qu’il n’éclipse pas : Lamartine, Alfred de Musset, ont été comme lui, avec lui, de grands poètes, ils l’ont été avec toutes les nuances de génies si différens. Victor Hugo, a été dans cette élite d’autrefois, ce qu’on peut appeler le poète