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allègrement le deuil de son amour ; elle va retenir sa place au bateau du’ Rhône, pour retourner chez sa grand’mère. L’oncle Marc reste à réfléchir ; Balthazar vient lui tenir compagnie ; et puis descendent Rose et Francet. La mère ouvre une délibération : faut-il laisser mourir de chagrin son enfant ? faut-il humilier, pour le sauver, le juste orgueil de la maison ? Elle-même, d’abord, pour proposer d’accueillir l’Arlésienne, incline sa fierté d’honnête femme. L’aïeul, après un tressaillement de révolte, est vaincu par cet exemple et courbe le front ; l’oncle ne sait que dire ; seul le vieux berger, intègre ami des traditions, se redresse contre cette lâcheté, déclare qu’il n’en verra pas l’effet et prie qu’on lui règle son compte : avant de partir cependant, il veut écouter de quelle manière Francet annoncera son consentement à Frédéri. Le jeune homme comparait ; c’est Rose, qui se hâte de lui annoncer la nouvelle. Il en demande la confirmation à son grand-père ; la voix manque au vieillard : alors l’amoureux comprend combien son bonheur va coûter aux siens, il résout de les payer en héroïsme. Justement Vivette se montre sur le seuil ; elle n’ose ntrer : il la prend par la main et lui demande d’être sa femme. Dans tout ceci aucune longueur ; dans cette peinture, point de trou : même les plus attachés aux règles du théâtre se déclarent satisfaits de ce morceau.

J’entends bien que, selon quelques-uns, le troisième tableau est suspendu dans le vide : entre le premier et le cinquième il ne se passe rien ; la situation est la même à la fin de celui-là et au commencement de celui-ci. — La situation matérielle, oui, peut-être, et pour ceux qui ne regardent qu’aux faits, la pièce devrait finir plus tôt : après qu’il a lu la lettre de l’Arlésienne, Frédéri monterait au grenier et se jetterait immédiatement par la fenêtre ; il est vrai que le Misanthrope aussi pourrait se mener plus rondement. Mais, dans l’intervalle de l’exposition aux approches du dénoûment, est-ce que l’état moral des personnages, et surtout du héros, n’a pas changé ? Après avoir été frappé, il a fouillé sa blessure ; il a essayé de la guérir, il n’a fait que l’envenimer ; nous savons maintenant qu’il est incurable : il doit donc mourir. Avancée en-deçà des diverses phases du mal, sa mort n’eût été qu’un accident. D’ailleurs, c’est la connaissance de ces phases mêmes qui intéresse notre esprit. Voir le coup reçu et que l’homme expire ne ferait qu’ébranler nos nerfs : voir comment la vie se dissout, après quelle résistance et par quels degrés, c’est proprement ce qui touche notre âme.

Et c’est pourquoi non-seulement le troisième tableau, mais le second et le quatrième ont leur utilité dans l’ouvrage. Au second, l’entretien de Rose et de Vivette nous a fait deviner de quelle profondeur est la plaie de Frédéri ; lui-même ensuite, causant avec Balthazar, et puis se désespérant tout seul, nous l’a fait sonder ; enfin il a rugi comme un