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certaines coutumes ; ils seraient fâchés de pleurer et de rire par surprise. Aussi bien sont-ils garantis de cet accident : de bonne foi, ils ne peuvent trouver d’agrément qu’aux pièces qui flattent leur habitude. Ils ont appris à considérer le mérite d’une sorte particulière de facture : ils n’en reconnaissent aucun autre. Ils tiennent celui-là pour le nécessaire : ils font fi des superflus. Où celui-là fait défaut, ils professent pour la facilité de leurs voisins à éprouver du contentement, une sorte de pitié dédaigneuse et courroucée : ainsi de la commisération d’un de mes camarades de collège, un esprit fort de la grande cour, qui regardait passer les premiers communians : « Ils se croient heureux, s’écriait-il, les petits malheureux ! »

Nos esprits forts de théâtre, critiques officiels et officieux, n’avaient pu que bâiller et ricaner, en 1872, l’Arlésienne. L’ouvrage n’offrait pas un aspect ordinaire ; on n’était pas averti, d’ailleurs, que le poète ni le musicien eussent de grands talens : on ne s’avisa pas que, s’ils manquaient à l’usage, ils rachetaient peut-être cette impertinence par quelques mérites. On troussa lestement leur affaire ; à peine si la foule eut connaissance de l’exécution. Cependant, dès l’année suivante, la musique s’insinuait dans les concerts. Et puis, Bizet et Carmen allèrent au-devant la postérité ; celle-ci par la voie de l’exil, celui-là par la voie de la mort. L’auteur et toute son œuvre entrèrent dans la gloire, l’Arlésienne, assurent de bons garans, avec plus de justice encore, que tout le reste.

M. Porel, apparemment, a voulu profiter de cette vogue pour présenter à nouveau le drame lui-même au public. Il n’était personne, cette fois, qui ne fût informé que la partition pouvait être une merveille : on s’est aperçu qu’elle en est une. Quant à la pièce, les fâcheux se rejettent sur elle pour ne pas se déjuger tout à fait ; et, sans doute, ce n’est pas seulement l’amour-propre qui les retient : quoique recommandé aujourd’hui, plus qu’à l’origine, par la signature de l’auteur, ce drame n’a pas ce qu’il faut pour les satisfaire, et ce qu’il a pour nous séduire ne les séduit pas. Car, j’en suis, il faut l’avouer, de ceux qui ont passé à l’Odéon une soirée délicieuse : tant pis pour moi ! Aussi, plutôt que de manier cet ouvrage avec de gros doigts de critique, je voudrais n’y pas toucher ; je voudrais pouvoir dire seulement : « Voyez ! Écoutez ! .. Et que vos yeux se mouillent comme les miens ! Assurément, la musique de l’Arlésienne est puissante, elle est exquise, on y sent un génie en pleine possession de son art ; le poème n’est que l’essai d’un écrivain qui exercera sa maîtrise plutôt ailleurs qu’au théâtre. Il a pourtant son charme ; et, si c’est une faiblesse que de l’éprouver, ah ! soyez faibles comme moi : c’est la grâce que je vous souhaite ! »

Un poème, oui vraiment, voilà ce qu’est l’Arlésienne ; mais de quel genre ? « Une idylle, répondent les mécontens ; une idylle qui, par sa