Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 69.djvu/697

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ce n’est pas assez de dire qu’à ce point de vue, la Chanson de Roland vaut l’Iliade ou la Divine Comédie, mais il faut dire qu’elle vaut davantage. En effet, le poète y intervient moins de sa personne ; à défaut d’une teinture des « règles, » il n’a pas même le pressentiment des « lois » de son art ; et il est d’ailleurs aussi naturellement plat que d’autres seraient emphatiques ou déclamatoires.

Mais ce n’est pas tout, et après tant de raisons nous en avons une autre encore de « dénigrer, » comme dit M. Gaston Paris, la poésie du moyen âge, et la plus importante à nos yeux. C’est qu’en dérivant ainsi l’admiration de notre littérature vraiment classique vers les Chansons de geste et les Mystères, on déplace du même coup le centre même de notre histoire littéraire. J’insisterais volontiers sur ce point, si déjà plus d’une fois et ici même, je ne l’avais peut-être assez touché[1]. Si d’ailleurs il serait possible d’unir sinon dans la même, au moins dans une commune admiration notre littérature classique et celle du moyen âge, je n’ai peint à l’examiner, mais je constate uniquement que la plupart de nos médiévistes n’ont su louer jusqu’ici leur littérature qu’aux dépens de la nôtre. N’ayant pu d’ailleurs autrement m’y prendre, je me serai à moi-même, si l’on me souffre cette impertinence, un supplément de preuves de cette réelle impossibilité. L’éclectisme, en effet, n’a pas plus de fondement en critique ou en histoire qu’en philosophie, et quiconque voudra bien descendre jusqu’au fond de soi-même pour s’y interroger s’apercevra promptement qu’il ne peut pas aimer également l’architecture gothique et l’architecture grecque. Il se trompe, s’il le croit. Et pareillement, s’il aime la tragédie de Corneille et de Racine, il ne peut pas aimer en même temps les Mystères du moyen âge.

Il est vrai seulement que, de même encore qu’en philosophie la conciliation s’opère entre deux principes ennemis par l’indifférence dont on est au fond pour l’un comme pour l’autre, de même, en critique aussi, la même indifférence esthétique produit les mêmes effets. La méthode en est bien connue. C’est de se rendre insensible à ce que les productions de la littérature, de l’art ont en soi d’esthétique pour n’y faire attention qu’à ce qu’elles ont d’historique. Comme représentation de l’idéal du moyen âge, les hideuses sculptures des tours de Notre-Dame valent effectivement la frise du Parthénon en tant que représentation de l’idéal hellénique. Et pareillement, en tant que document sur l’homme, ou, comme on dit, sur « l’âme » du XIe siècle, la Chanson de Roland peut fort bien n’être pas moins instructive que la tragédie de Corneille ou de Racine sur l’âme du XVIIe siècle. On me pardonnera de persister à

  1. Voyez, dans la Revue du 1er juin 1879, l’Érudition contemporaine et la Littérature française du moyen âge.