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C’est le premier point à examiner : M. Gaston Paris a-t-il le droit d’être surpris ; je veux dire le droit de manifester sa surprise ? Car, il est bien certain qu’en toute matière véritablement scientifique, l’exaltation ou le dénigrement sont pour exciter la surprise et même l’indignation du savant ; aussi n’a-t-on jamais vu de géomètre « exalter » les propriétés de la circonférence de cercle, ou, réciproquement, « dénigrer » celles du tronc du cône. Mais ni la poésie ni l’art ne sont précisément la science ; ils passent même l’un et l’autre pour en différer assez profondément ; et tout le monde voit bien que, quand la science a épuisé tout ce qu’elle pouvait dire (car elle en a quelque chose à dire) des poèmes d’Homère ou des tableaux de Raphaël, il en reste à dire quelque autre chose encore qui peut être matière à « exaltation » ou à « dénigrement. »

Gardons-nous du fâcheux abus qui se fait aujourd’hui de ces mots de « science » et de « scientifique. « L’étude prétendue scientifique des œuvres littéraires n’atteint, ne peut atteindre en elles que ce qu’elles ont de moins littéraire ; et ce qui en fait le caractère propre est justement ce qui en échappe aux prises de toute méthode comme de toute formule scientifique. On peut bien scientifiquement déterminer ce que l’Iliade et la Chanson de Roland ont de commun entre elles, à titre d’épopées populaires et quasi primitives, nées au même âge à peu près d’une civilisation commençante, et ainsi caractérisées par les mêmes traits généraux. Mais ce qu’aucune méthode scientifique n’est capable de préciser, n’étant pas capable de l’apercevoir, c’est ce qui fait que la Chanson de Roland diffère de l’Iliade encore bien plus qu’elle ne lui ressemble. Le jugement esthétique devient ici seul compétent. Et de quelques nuages que Fon essaie d’obscurcir ce qui est plus clair que le jour, tout jugement esthétique se résout inévitablement en approbation ou désapprobation, éloge ou critique, admiration ou blâme, exaltation ou dénigrement.

Je ne puis donc assez m’étonner à mon tour de cette superbe affectation d’impartialité, qui ne serait, à vrai dire, si jamais quelqu’un s’y haussait, que de l’indifférence. M. Gaston Paris est-il indifférent et tient-il la balance égale entre les vers de M. Sully-Prudhomme et ceux de M. Stéphane Mallarmé ? entre les romans de M. Emile Zola et ceux de M. George Ohnet ? ou entre les mélodrames eux-mêmes de M. Alexandre Dumas et ceux de M. d’Ennery ? Si oui, la cause est entendue ; mais si non, comme j’oserais en répondre, — et sans compter ce qu’un « enthousiasme peu judicieux » provoque à lui seul de naturelle « mauvaise humeur, » — pourquoi veut-il que nous demeurions indifférens entre la Chanson de Roland et l’Iliade ou entre l’Athalie de Racine et le Mystère de la Passion ?

Est-ce là d’ailleurs affaire de goût individuel, comme il semble le