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témoignages d’admiration qui lui ont été prodigués de toutes parts. — « Son immense expérience de la vie publique, lisons-nous dans un livre que nous avons déjà cité, ses grands talens de financier, la gravité de ses mœurs, sa ferveur religieuse, son instruction classique, la puissance de sa parole, lui ont procuré des adorateurs passionnés dans tous les rangs de la société, dans les classes inférieures comme parmi les commerçans et les hommes d’affaires, dans l’aristocratie whig, avec laquelle il a été élevé et qui a vu longtemps en lui un boulevard contre la révolution, comme dans le clergé de l’église anglicane ou parmi les ministres non conformistes. Aucun homme ne peut recevoir de tels hommages pendant de longues années sans éprouver une sorte d’intoxication morale et se former une idée excessive de son infaillibilité personnelle. » Aussi beaucoup d’Anglais attribuent-ils les embarras actuels de leur pays à la pression malheureuse que M. Gladstone a exercée sur lord Granville. Ils sont convaincus que, livré à lui-même, leur ministre des affaires étrangères eût évité certaines fautes, échappa à certaines illusions.

On accuse M. Gladstone de comprendre si bien ses compatriotes, de s’être tellement identifié avec leurs sentimens, leurs habitudes d’esprit et leurs aspirations qu’il est devenu incapable de comprendre les autres peuples et qu’il croit avoir affaire partout à des bourgeois anglais. Malgré son omniscience, il n’a pas su lire dans le cœur de M. de Bismarck, dans la pensée de M. de Giers. Au temps des guerres du premier empire, un publiciste ne craignait pas d’avancer que si, pour la tactique parlementaire et les opérations de finance, William Pitt n’avait pas d’égal, il se montrait en matière de diplomatie fort inférieur à lord Chatham : « M. Pitt, disait-il, est un très grand ministre anglais ; la question est de savoir s’il est un grand ministre, ce qui n’est pas absolument la même chose. » M. Gladstone est sans contredit un très grand ministre anglais.

Ses qualités et ses vertus l’ont desservi plus que ses défauts. Nous devons reconnaître en lui non-seulement un homme de bien, mais un grand civilisé, pénétré des idées de son temps, et qui estime qu’un état moderne ne doit avoir pour règle de conduite que l’intérêt bien entendu, concilié avec la philanthropie, qu’au XIXe siècle tout ministre doit être un économiste humanitaire. Il s’est figuré qu’en Europe tout le monde lui ressemblait, que tous les chefs ou meneurs d’empires s’accordaient comme lui à voir dans le bonheur des hommes le plus grand objet de la politique, que désormais les nations, modérant leurs désirs, renonçant aux sottes vanités et aux impies convoitises, feraient gloire de préférer aux conquêtes les profits et les douceurs de la paix, et au meilleur des procès le plus médiocre des accommodemens. Hélas ! ni la sagesse ni la vertu ne nous répondent de rien, ce sont